« Qu'on ne se récrie pas. La férocité est beaucoup plus rare que le dévouement. »
— Georges Darien, La Belle France.


Libération,  Le Temps de la délation.

Les personnages et les situations décrites dans les présents carnets étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite, et les propos, idées, opinions des personnages, identifiables comme tels ou non, ne sauraient refléter en quoi que ce soit ceux de l'auteur, qui roule « vert », mange sainement, ne fume pas, respecte les femmes et leurs libertés chèrement acquises, aime les étrangers plus que lui-même et a souscrit un abonnement de soutien à Libération.

Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant. Je crois que j’ai une maladie du foie. D’ailleurs je ne comprends absolument rien à ma maladie et je ne sais même pas au juste où j’ai mal. […]

Il y a déjà longtemps que je vis ainsi : une vingtaine d’années à peu près. J’ai quarante ans maintenant. J’ai été fonctionnaire, j’ai démissionné. Je fus un fonctionnaire très méchant. J’étais grossier et je trouvais du plaisir à l’être. […]

Or, savez-vous, messieurs, ce qui excitait surtout ma rage, ce qui la rendait particulièrement vile et stupide ? C’est que je me rendais toujours compte, honteusement, alors même que ma bile s’épanchait le plus violemment, que je n’étais pas un méchant homme au fond, que je n’étais même pas un homme aigri, et que je prenais tout simplement plaisir à effrayer les moineaux. J’ai l’écume à la bouche, mais apportez-moi une poupée, offrez-moi une tasse de thé bien sucré, et il est probable que je me calmerai; je me sentirai même tout attendri. Il est vrai que, plus tard, je m’en rongerai les points de rage et perdrai de honte le sommeil pendant quelques mois. Oui, tel je suis. […]

Vous vous imaginez certainement, messieurs, que je me propose de vous faire rire ? Vous vous trompez là-dessus, comme sur le reste. Je ne suis pas du tout aussi gai qu’il vous semble, ou qu’il peut vous sembler. D’ailleurs, si, agacés par tout ce bavardage (vous êtes agacés, je le sens déjà), vous me demandez ce que je suis en fin de compte, je vous répondrai : je suis un assesseur de collège. […]

La chambre que j’occupe aux confins de la ville est laide, délabrée. Ma servante est une vieille paysanne que la bêtise a rendue méchante; de plus elle sent mauvais. On me dit que le climat de Pétersbourg m’est nuisible, et que la vie y coûte trop cher pour les ressources infimes dont je dispose. Je sais cela; je le sais bien mieux que tous ces sages donneurs de conseils. Mais je reste à Pétersbourg. Je ne quitterai pas Pétersbourg, parce que... Que je parte ou non, qu’importe d’ailleurs !…

Mais de quoi un honnête homme peut-il parler avec le plus de plaisir ?
Réponse : de soi-même.
Eh bien, je vais donc parler de moi-même !

F. Dostoïevski, Les Carnets de sous-sol, trad. Boris de Schloezer.