En guise d'avertissement, de préface & de credo :

« During times of universal deceit, telling the truth becomes a revolutionary act. »
— Attribué à George Orwell




Drieu


Avertissement : ce qui suit ne se donne pas à titre définitif. Sous le patronage du Gilles de Drieu la Rochelle, je souscris à son on est plus fidèle à une attitude qu'a des idées, sans réserve. Que le lecteur bienveillant pardonne donc à ce qui n'est qu'essai le désordre des idées, la violence des positions, la faiblesse des démonstrations — dont je me méfie à vrai dire. Pour les autres, intransigeants ou désobligés, qu'ils y trouvent matière à agacement ou mépris : il n'y aura là que justice.


« On n'est jamais tenu de faire un livre. »
— H. Bergson, La Pensée et le mouvant, Introduction, 2e partie, fin.


Deux raisons d'écrire plutôt que de se taire : une exigence personnelle, une exigence objective. La première me regarde, mais quant à la seconde, il faut bien dire quelques mots.
Quel message faire entendre à l'époque qu'elle n'entende déjà ? Aucun, simplement une voix de plus à ajouter au chœur de la minorité agissante… ou disons mieux : vaticinante. Sans doute ce passage de l'acte à la parole est-il la marque d'une déchéance, mais le désir acté de molester, de tuer m'est — encore — étranger, et la parole demeure-t-elle dans ce cas la seule liberté politique qui reste aux marginaux du suffrage universel. Aussi ne pouvons-nous que témoigner, à la fois d'une vérité que l'époque a jetée sous le boisseau, mais encore de l'authenticité des analyses et des sentiments de ceux qui la découvrent et l'exhibent, et qu'on nomme vite fascistes. Il n'échappera d'ailleurs à personne que cela se fait à travers une nosologie toute psychiatrique, qui dispenserait de comprendre les contenus pour ne voir que le trouble dont ceux-là sont censés être purs symptômes. Le « fasciste », c'est le malade de l'autre, le malade de haine, l'impuissant. Et peu importe si ces anathèmes ne sont fondés sur rien, si les malades en question tolèrent les autres et la société qu'ils exècrent avec plus de patience qu'aucun de ceux qui l'adulent ne pourra jamais espérer en faire preuve, précisément parce qu'à eux, elle leur convient, et que tout sujet d'irritation radicale est taxé de l'infamante et pathologique épithète. Ces mécaniques toutes staliniennes sont bien celles que l'époque affectionne sans même le voir. Commode aveuglement que celui du bien-penser.

Nous ne sommes ni fous, ni criminels, ni provocateurs, ni salopards : nous pensons — la probité m'oblige à bien dire je, dès maintenant, — je pense ce que j'avance, véritablement, et j'ai mes raisons, aussi bien subjectives — cette expérience que tous convoquent sans cesse, et qui devrait nous mettre sur le chemin du bien penser, mais qui moi, honnêtement, laborieusement, m'en a éloigné —, qu'objectives — ce en quoi la raison, parfois, nous jette au-dehors du cœur. Mais là est sa valeur, et peut-être même sa seule valeur irréfragable, irréductible : bref, la seule raison motivante de sa survie face au moderne culte du bon sentiment. Et aussi la cause de tous les affronts qu'elle subit : la religion du bien, comme toutes les autres, ne supporte pas le blasphème.

Je ne hais personne a priori, mais cette époque me fait gerber, avec son désir aveugle et par là incurable de voir chacun marcher sur la tête. Tous ces intellectuels, tous ces braves gens, tous ces étrangers de la culture de masse, tous ces non formatés qui tiennent encore sur leurs deux pieds semblent renversés, et leurs discours apparaissent pleins de circonvolutions coupables, selon l'analyse la plus partagée. En reprenant des mots de Wittgenstein, il n'y a là qu'une conséquence thérapeutique du patient emmêlage opéré sur l'écheveau de notre logique et de nos valeurs depuis des décennies, par tous les crétins et les salopards aux ordres. [1] Nous voici revenus aux transgressions de Diogène, répondant à ceux qui s'étonnaient de le voir marcher à reculons :


« N’avez-vous pas honte de me reprocher d’aller à reculons en marchant, vous qui parcourez à reculons le chemin même de votre vie ? »
Diogène de Sinope, cité par Stobée, Florilèges, III, 4, 83.


Un argument n'abolira jamais une vérité

Le rôle profondément délétère joué par l'ordre établi dans ce renversement est particulièrement douloureux à ceux qui, en principe, aiment l'ordre. C'est à vous faire haïr la hiérarchie tout court, à devenir anarchiste, au sens singulier de ce mot singulier selon lequel l'anarchiste est l'amoureux de l'idée d'ordre, toujours déçu par ses instanciations caricaturales, et elles, bien réelles. [2] Aujourd'hui, c'est à nous que cette définition s'applique, nous qui rêvons d'un ordre idéal trahi dans sa réalisation. Autrement dit, ces deux Cités que saint Augustin a décrites, [3] il faut bien, si l'on n'est pas croyant, si l'on se fout des eschatologies fidéistes ou athées, finir par chercher à les lier, au moins parce que ce que l'on commence par distinguer, se donne bien, prima facie, comme lié ou comme indiscernable. Aucune dialectique authentique — au contraire de ce que le scientisme délirant de l'époque croit en toute naïveté — ne saurait se passer d'un retour à l'intuition première.

C'est pourtant ce que veulent les sophistes de ce temps. Les races n'existent pas : d'où avez-vous vu qu'un croisement est impossible ? — c'est pourtant un des réquisits retenus dans la définition biologique de race, en tout cas c'était ce qu'on apprenait dans les lycées de Navarre à mon époque. Les femmes exercent toutes les fonctions autrefois dévolues aux hommes : preuve par l'exemple de ce que le sexisme est une foutaise.
Il faut croire que ces saillies alambiquées par lesquelles les évidences naïves sont réfutées d'ordinaire tiennent pour tout un chacun lieu de raisonnement. Il n'en est rien. Ces évidences culturelles, psychologiques, historiques, qu'il y a des races et des sexes restent telles, quelle que soit la force avec laquelle on les réfute. Elles s'intègrent seulement dans une authentique pensée, au lieu d'en rester au stade du pressentiment envahissant, et sans domaine propre.


« La vérité se rit des sophismes les plus retors. »
— Ch. Maurras, La Politique naturelle, 1.


C'est à la définition de ce domaine de validité de l'intuition que doit servir la réfutation. Une science véritablement anti-intuitionniste, et purement analytique n'est possible que si les symboles peuvent remplacer les idées dans le raisonnement et la contemplation des vérités. C'est peut-être vrai en mathématique, pas en sciences humaines ou en philosophie. Il faut bien trouver un sens aux vérités les plus simples. Autrement dit, qu'une vérité soit psychologique, symbolique ou historique : c'est toujours une vérité, et seul le temps peut défaire ce que le temps a fait. Le Soleil tourne encore autour de la Terre. La preuve ? Nous y vivons, nous y pensons. Avez-vous vu beaucoup de manifestations d'écologistes pour sauver le Soleil ? Si tant est que ce soit pensable, il faudrait pour cela que la Terre en soit menacée.

  • Exempli gratia. Si l'habit ne fait pas le moine, c'est bien qu'à première vue, il le fait. En rester à cette idée théorique et seconde (même si en tant qu'idée, elle est première) que rien n'est dit par l'apparence, c'est quitter les fers des phénomènes pour se perdre dans les nuées de l'abstraction. Ainsi,
    1 — Confieriez-vous votre enfant à un médecin pourri de percingues, de tatouages, de stigmates sidaïques, l'air pas lavé, pas couché, pas intéressé ?
    2 — Croisant à deux heures du matin, en plein quartier craignos, une masse bruyante de jeunes à casquette et à pitbull, refuseriez-vous de suivre la voix intérieure qui vous enjoint à changer de trottoir pour aller croiser, plutôt, une vieille femme à caniche ? [4]

Si à ces questions, vous répondez oui, vous êtes perdu dans l'abstraction. C'est peut-être un excellent médecin… ce sont peut-être de braves gamins. Logiquement, ce n'est pas impossible. Mais rassurez-vous, le réel finira bien par vous rappeler à l'ordre. Il n'y manque jamais.

Si vous répondez non, même d'un air inquiet, ou si vous doublez votre oui résolu d'un affreux doute que vous gardez par-devers vous, vous voyez bien vous-même que si nulle casquette, nulle clameur, nul chien méchant ne diront rien, logiquement, de ce qui se passe dans leurs têtes, et de ce qui se passera en effet lorsque viendra le moment fatidique, vous ne vous en tenez pas à la logique, précisément. Dire que l'habit ne fait pas le moine, ce n'est pas oublier que bien souvent, il le fait. Et la logique ne fait rien à l'affaire : nous sommes là au cœur de réalités qui la dépassent tout à fait, puisqu'elles font d'elle une étrangère à son objet supputé. La pure justice également : nous ne pouvons lire dans la conscience de ceux qui nous inquiètent — il faut en prendre acte, et passer à autre chose. [5]

Abattre n'est pas condamner ; même rendue à cette extrémité, la logique propre de l'apparence triomphe — lorsque l'essence nous échappe, c'est-à-dire à peu près tout le temps dans le monde réel, qui est limité à l'étendue notre intuition, et au temps de l'urgence morale. Partout où ces limitations s'appliquent, l'apparence est potentat, et c'est très bien ainsi. On vous braque avec un pistolet en plastique : vous tirez. Un allié sous uniforme ennemi se montre : vous l'abattez. Amen. Tout le reste est jean-foutrerie, ou pire : idéalisme mis en pratique.


« Ce qui a besoin d'être démontré pour être cru ne vaut rien. »
— F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Le Problème de Socrate », 5.


Ainsi, l'intuition première est que les deux Cités ne devraient en faire qu'une — nulle dialectique authentique ne songerait à le nier. Par suite il faut bien les lier, et là où le catholique fera appel pour se faire à l'au-delà, à l'arrière-monde, l'incroyant devra bien prendre appui sur autre chose, sur un temps humain, et qui nous amene à établir, au-delà des accidents du réel, une figure concrète et inaboutie de l'idéal. Mais une figure quand même ; pas une institution réduite à elle-même, sans âme, comme l'est la politique du moment, et plus largement, de l'époque.

Pensable et possible

Que cette instanciation de l'Idée dans le sensible soit chose possible ou non est sans objet, à ce niveau. Rivarol disait que la vraie philosophie consistait à être astronome en astronomie, chimiste en chimie, et politique dans la politique. [6] La science du possible a sa noblesse, ses exigences, son domaine, la politique en a d'autres. Que toute réalité ait dû être d'abord possible avant que d'advenir, ce n'est là qu'abstraction. La vie humaine n'est qu'intervention cumulative d'une dynamique sur du possible que paralyse artificiellement l'intellect. Ce qui est possible doit être pensable comme possible sans doute, mais croire que la pensée permet de déterminer à l 'avance ce qui sera possible et impossible, c'est oublier ce mouvement rétrograde du vrai dont nous parle Bergson après tant d'autres. [7] Aussi la stase du possible et de l'impossible n'est qu'un artefact de l'intellect, et résulte d'une dynamique jamais tout à fait prévisible au long cours.

  • Exempli gratia. Peut-on gravir tel flanc de montagne particulièrement escarpé ? Nu, sans matériel ni expérience, on n'essaie pas de franchir le pic du Midi. Pourtant, prise dans un mouvement d'ensemble du vouloir et de l'histoire, l'impossibilité statique voit ses conditions d'abolition peu à peu remplies, jusqu'au moment où elle est dépassée de facto par le dernier coup de piolet d'un alpiniste entraîné, équipé, et surtout organisé. Qu'il faille 2000 ans d'histoire pour en arriver là ne dit rien du fait que ce n'est pas possible absolument. On voit là en quoi la question de l'organisation est architectonique dans le domaine pratique en général.
    Toute autre vision du possible et de l'impossible est non seulement d'un romantisme détestable, mais surtout d'une fausseté par là avérée. Reste que la condition d'une telle transformation de l'impossible en possible est primo l'acceptation de l'impossibilité première, et secundo ce qu'il faut bien nommer l'espérance. Alain résume cela de lumineuse façon, en affirmant que cette masse pierreuse qui nous barre le passage est aussi la condition matérielle de l'escalade : chaque mètre gravi rend possible le dépassement du mètre suivant. [8] On ne saute pas immédiatement au sommet. [9]

Ainsi, la catégorie de l'impossible, lorsqu'elle relève des conditions pratiques et accidentelles de la science (l'intelligence humaine ne connaît que le figé, aurait dit Bergson) [10], n'est pas applicable aux questions pratiques, pour autant qu'elles sont prises dans le mouvement animé, et humain, du temps. Si ces deux Cités ne sauraient bien coïncider, dans une perspective athée, ce serait pour autant une erreur de voir là la raison d'un renoncement romantique, et profondément non politique. Penser la politique en politique — la théorie des domaines de Rivarol me semble en effet irréductible à quelque principe d'altérité ou de mixité que ce soit.

La théorie comme recours

La conscience de ce qui est juste doit nous obliger, directement ou non. Si rien n'est faisable directement, il nous faut travailler à l'advenue réelle des conditions politiques (c'est à dire pratiques dans leur essence) qui ont été d'abord déterminées théoriquement. [11] C'est en cela que nous en revenons à l'analyse : il faut penser la folie que la modernité d'aujourd'hui, de l'heure, de la minute déchaîne devant nous, et qui nous fait nous-mêmes passer pour des fous, des salauds, ou des imbéciles.

L'historien est à ce stade sans secours : l'histoire n'est pas la politique. La politique du temps ne vit que par l'auto-référence, par là elle vit dans l'hyperprésent. Que les références incohérentes et perpétuelles aux Lumières ne nous trompent pas, même dans leur idéalisme et leur démolâtrie propre : qui aujourd'hui des thuriféraires et des acteurs de ce présent sans passé a lu, médité, compris, et applique en effet les leçons de Voltaire, Rousseau ou Diderot ? Qu'un seul de ces éléments manque, et l'historien est sans secours, et toujours un élément manque à la liste chez cette masse indistincte de collaborateurs. [12] Laissons donc l'histoire aux historiens, et occupons-nous, à notre petit niveau, de rendre possible sa lecture, voire sa relecture, car il faudra bien, là aussi, remettre à l'endroit ce qu'on a retourné, réécrire ce qui a été effacé, et réévaluer ce qui a été dévalué, selon le mouvement nietzschéen qui lui non plus, n'est pas souvent compris. [13]

Qu'il faille en passer par la violence, un jour, comme on y a passé autrefois, c'est bien possible. Mais l'heure n'est pas venue. Qu'il faille savoir se défendre, être prêt à jeter par la fenêtre nos préventions délicieuses et supérieures de civilisés, afin de pouvoir tuer qui nous attaque, le cœur plein de cette allégresse candide que décrit par exemple l'Histoire anonyme de la première Croisade, cela est vrai, cela est juste. [14]
Au cas où notre époque deviendrait réellement plus troublée — mais cela est aussi une question sociale, et géographique, tous les milieux et tous les quartiers n'en étant pas rendus au même stade de délitement — il sera bien temps de défendre, à titre individuel ou collectif, ce en quoi nous croyons, à coups de poings, ou de façon plus énergique si cela est commandé par les circonstances. [15] Mais que jamais cela ne nous détourne pas de la seule véritable propédeutique conforme à la pourriture de ces temps : penser l'impensé, rejeter dans les ténèbres les fausses idées — fausses parce qu'elles ne sont même plus des idées ! — de cet hyperprésent fou, corrupteur et profondément malfaisant.

Les quelques hurluberlus qui prétendent vouloir prendre le pouvoir par la force, détruire les foyers d'immigrés, tuer les collaborateurs ne font du tort qu'à nous. Ce qui est exagéré ne vaut rien : ce simple bon sens là n'est pas le plus souvent perdu ni chez nos ennemis, ni chez nos amis, sachons ne pas le méconnaître. Exagéré avant tout car aujourd'hui impossible : nous sommes en minorité, et en minorité à tel point que chaque martyr serait un crétin, un inutile, un traître, qui ne ferait que nous condamner plus encore. [16]


« Hitler a déshonoré l'antisémitisme. »
— G. Bernanos, Correspondance, in Écrits de combat, « Pléiade », T. 2.


Faire semblant d'y croire

Le seul propos des textes qui suivront celui-ci sera de donner un contenu positif à toutes ces négations, des étapes à cette fuite, une visée à cette direction. Sans garantie de réussite, ni de fidélité à la cause, qui, comme l'aurait dit Stirner, à ce stade, n'est fondée sur rien.[17]

C'est à un travail patient et mesuré — c'est-à-dire extrême lorsque les temps le deviennent, bien sûr — qu'il faut nous atteler, comme l'ont fait les chrétiens des âges obscurs. Nous ne verrons pas la victoire, nous ne sauterons pas le rocher de Rhodes — et ensuite ? D'autres le feront peut-être pour nous. La conscience de l'impossible présent est la condition du possible à venir, si tant est qu'on ne prenne jamais l'un pour l'autre — ce qui serait, respectivement, fatalisme, ou aveuglement.

On pensera à la lecture de ce credo filandreux que je ne dis rien de ce en quoi je crois, positivement. Je ne crois précisément en rien, en rien d'autre qu'à ceci : la situation politique et culturelle actuelle est sans doute la pire qu'il soit possible de penser, au-delà des grands cataclysmes qu'on nous promet dès qu'on sortirait de l'axe sacré médiocrité culturelle—pourriture démocratique—matérialisme antihumaniste et libéral. Tout ce qui nous permettra d'aller contre la démocratie, contre la malfaisance, contre l'inculture, contre le libéralisme égoïste sera un bien, et sera un bien parce que ce sera un affront fait au mal. Tout le reste est à déterminer, pour nous, à présent.



« — Le bien que l'on se proposait, répondis-je, et qui a donné naissance à l'oligarchie, c'était la richesse, n'est-ce pas ? […] Mais n'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui perd cette dernière ?
— Quel bien veux-tu dire ?
— La liberté, répondis-je.
— Or donc – et voilà ce que j'allais dire tout à l'heure – n'est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l'indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l'obligation de recourir à la tyrannie ?
[…]
Voilà ce qui se produit, […] et aussi d'autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. […]
Mais, mon ami, le terme extrême de l'abondance de liberté qu'offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu'on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées.
[…]
Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu'ils rendent l'âme des citoyens tellement ombrageuse qu'à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s'indignent et se révoltent? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître.
— Je ne le sais que trop, répondit-il.
— Eh bien ! mon ami, repris-je, c'est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense. »

Platon, La République, trad. R. Baccou, livre VIII, 562b–563e



L'ensemble des références qui suivent est destiné à être complété — voire amendé — d'ici une couple de mois, lorsque j'aurais retrouvé ma bibliothèque personnelle.

Notes

[1] Wittgenstein, Remarques philosophiques, 2 : « Pourquoi la philosophie est-elle aussi compliquée ? Elle devrait pourtant être tout à fait simple. — La philosophie défait dans notre pensée les nœuds que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c'est aussi pour cela qu'il lui faut accomplir des mouvements aussi compliqués que le sont ces nœuds ».

[2]  L'anarchiste est celui qui aime tant l'idée d'ordre qu'il n'en supporte aucune caricature. La citation est attribuée tantôt à Artaud, tantôt à Maupassant. Si vous avez une idée sur son origine exacte, je suis tout ouïe.

[3] Saint Augustin, La Cité de Dieu. L'usage du concept est ici particulièrement allusif : il ne s'agit ni de philosophie de l'histoire ni de théologie, mais simplement de distinguer entre un ordre du monde qui se veut juste et un ordre surnaturel, absolu, authentiquement juste, modèle de l'autre — la première justice n'étant que relative à la seconde. Le propos d'Augustin lui-même est plus nuancé, comme on le voit déjà à travers sa formule la plus célèbre : « Deux amours ont bâti deux cités : celle de la terre pour l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu et celle du ciel pour l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi. » (XIV, 23). Pour lui, les deux Cités, dans leurs principes, sont déjà séparées, même si la Jérusalem céleste est bien plus désirable que la terrestre, et doit par là se donner, au moins de fait, comme un modèle pour celle-ci.

[4] Les exemples plus ou moins percutants et réalistes sont multipliables à l'infini, et fonctionnent si tant est qu'on puisse coupler une intuition mal pensante à une personne de bon sens placé face à une situation où les théories abstraites coûtent bien plus qu'elles ne promettent. C'est le passage d'un régime abstrait idéologique et nominaliste à un réalisme dangereux de l'espérance mathématique, pour le dire de façon ramassée.

[5] Il s'agit ni plus ni moins que de faire le deuil du projet de pensée-calcul — penser, c'est calculer : cf. Hobbes, Léviathan, I, 5 — qui court jusqu'aux réductionnistes du moment, malgré l'échec du projet grandiose de Construction logique du Monde, de R. Carnap, exposé en 1928. Toute la mathématique n'est pas la logique, toutes les sciences dures ne sont pas la mathématique, toute la biologie n'est pas une physique ou une chimie… quant aux « sciences du sens », nom authentique des sciences humaines, n'en touchons pas mot.

[6] Rivarol, Les Plus belles pages, éd. Jean Dutourd, Mercure de France, 1963, p. 46. Ne résistons pas au plaisir de jeter ce trait étourdissant dans sa totalité : « Annuler les différences, c'est confusion ; déplacer les vérités, c'est erreur ; changer l'ordre, c'est désordre. La vraie philosophie est d'être astronome en astronomie, chimiste en chimie, et politique dans la politique ».

[7] Bergson, La Pensée et le mouvant, Introduction, première partie. Cf. aussi Pascal, Pensées, éd. Brunschvicq, « Les figuratifs » : les signes de l'Ancien Testament ne prédisent le Nouveau qu'à condition d'avoir déjà connaissance de ce dernier. Plus prosaïquement, tous les experts prédisent toujours très bien un événement a posteriori, mais quant à le prévoir vraiment… le temps humain est création.

[8] Alain, Propos. (Référence exacte à préciser).

[9] Rien de nouveau depuis Platon, pourrait-on rétorquer (le sensible est le marchepied vers l'intelligible), et Hegel (s'affranchir de l'histoire dans l'évaluation de ce qui est possible à un moment donné, c'est vouloir sauter par dessus le rocher de Rhodes). — Sur Platon, cf. La République, analogie de la ligne et allégorie de la caverne, et Goldschmidt, Les dialogues de Platon, la partie consacrée à la lettre VII. ? Sur Hegel, cf. Phénoménologie de l'esprit. — Veille idée sans doute. Mais Alain dit cela avec tant de simplicité, et d'élégance, qu'il faut bien s'incliner, et montrer au peuple ce penseur brillant d'élégance, si français, qui rend évidente la dialectique opaque du grec et de l'allemand. Ne serait-ce que parce que la politique est aujourd'hui, quoiqu'on en pense, l'affaire de tous, et pas seulement des élites de la pensée. Refuser de retourner les conditions que les démocrates nous imposent, le plus souvent en notre défaveur, c'est précisément faire acte de cette incompréhension de la nature toujours, en dernier, lieu, pratique du politique.

[10] Difficile de préciser quelque passage que ce soit de l'œuvre de Bergson à ce point, tant il s'agit là d'un de ses principes toujours retrouvés, tout au long de ses textes.

[11] La métapolitique tirée de la lecture de Gramsci faite par le GRECE des années 1970 reste ainsi tout à fait d'actualité. Le fait que le terme ait été importé de l'allemand par J. de Maistre — Préface de l'Essai sur le principe générateur des institutions politiques —, et soit réutilisé aujourd'hui par A. Badiou — Abrégé de métapolitique, Seuil, 1988 — montre au moins une chose : les marges quantitatives ne peuvent, en démocratie, consciemment ou non, imposer leurs idées que par le combat idéologique. Des communistes à la « Nouvelle droite », chacun a bien pris acte de cette unique voie d'accès du centre, partant des marges.

[12] On pourra opposer à cela que les vulgates, les déformations d'idées sont encore des idées, et cela sans doute, sera plus ou moins exact. Il demeure historiquement possible de voir l'histoire des idées comme histoires de ces incompréhensions, déformations, reprises et retournements successifs. Reste qu'ici, il serait plus question de caricature et d'appauvrissement ridicule. L'histoire de la pensée doit-elle aussi être celle de la bêtise ? Des universitaires s'y sont intéressés — Michel Adam par exemple. Mais là n'est plus notre propos — toujours la question des domaines.

[13] La transmutation de toutes les valeurs n'étant en effet dans l'esprit de Nietzsche qu'un retour à l'ordre. Nul besoin de multiplier les références pour s'en convaincre. De la Généalogie de la morale aux pages les plus transgressives — pour une fois, le terme n'est pas galvaudé — de La Volonté de puissance, tout montre que le futur rêvé de Nietzsche lorgne très fort du côté de nos origines grecques. Que cet ouvrage, soi-disant, n'« existe pas » est une vaste blague. Les jocrisses qui osent raconter ces sornettes ont-ils pris la peine de lire les textes de la dernière période de Nietzsche ? L'idée que les aphorismes rassemblés sous ce titre puissent prendre un sens radicalement différent de celui qu'ils ont déjà dans ladite édition si on les mélange à sa guise est d'une forfanterie lamentable. Réécrivez ces textes comme vous le souhaitez, vous trouverez de toutes les façons les mêmes un peu partout dans l'œuvre authentique du Nietzsche-à-papa. En disant qu'il lui faudrait un siècle pour trouver ses lecteurs, le vieux morse a sans doute visé un peu juste.

[14] Trad. L. Bréhier, Les Belles Lettres, 1924. Ne voyez nulle référence idéologique au fait qu'il soit question de croisade : l'auteur du présent texte n'est ni catholique, ni disciple de Charles Martel. Mais peut-être les mêmes causes auraient-elles pu engendrer les mêmes effets ? Dans le domaine humain, à des siècles de distance, cela se voit sans doute.

[15] Est-ce bien vrai ? Ici il nous faut bien en passer par une de ces wishful thinkings si souvent criticables. Je cherche en espérant qu'il sera toujours assez tôt pour appliquer les réponses qui me seront apparues les bonnes. Encore cette urgence morale, qui ne doit pas pourtant tenir lieu d'interdiction de penser tant que le son du clairon, ou de l'alarme, n'a pas retenti à nos oreilles, urbi et orbi, ou in petto.

[16] Ne parlons pas même de morale : que chacun consulte sa conscience, en n'oubliant pas cependant que les purs qui rêvent d'un monde parfait où il garderaient encore leurs mains propres condamnent à leur façon d'autres qu'eux à la souillure du réel, afin que ce monde rêvé advienne en effet. Il faudra que d'autres se salissent pour eux.

[17] Titre de la préface de L'Unique et sa propriété, restituant l'individualisme comme une forme de nihilisme. En un sens je souscris : je cherche à m'échapper de ce moment négatif et strictement individuel du cheminement politique, personnel, existentiel qui est mien. Je cherche quelque chose sur quoi fonder mon refus.