Marcel Aymé, La déèsse aux mamelles déssechées
Par Constant le lundi 19 octobre 2009, 11:35 - Extrait - Lien permanent
« Maigre immortalité noire et dorée, Consolatrice affreusement laurée, Qui de la mort fais un sein maternel, Le beau mensonge et la pieuse ruse ! Qui ne connaît, et qui ne les refuse, Ce crâne vide et ce rire éternel ! »
— P. Valéry , « Le Cimetière Marin ».
Quant à la philosophie, il [le scandale] est devenu rare depuis qu'elle a divorcé d'avec la théologie. Jadis, sous le règne des docteurs de l'Église, les spéculations de la pensée profane n'intéressaient pas seulement les spécialistes et les chiens de garde. La chrétienté y apercevait un reflet de paradis, l'alphabet d'un bonheur que la religion dispensait au compte-gouttes au prix d'humiliantes disciplines. Au treizième siècle, le public se ruait aux conférences d'Abélard comme on fait aujourd'hui à un tournoi olympique de football. Les tribunaux ecclésiastiques et les bulles fulminées se multipliaient pour étouffer le scandale sans cesse renaissant de la pensée libre. Dans la flamme des bûchers briller et la promesse des consolations gratis. La cause de l'esprit semblait être celle de l'homme. Devenu libre, la philosophie eut bientôt liquidé ce bazar d'espérances de sensibleries. Seules, les vérités raisonnables lui ont paru dignes de l'occuper. L'homme peut crever d'ennui et de désespoir, ce n'est pas son rayon. Aussi le public se désintéresse-t-il de cette pucelle glacée et de ses entreprises de faiseuse d'anges (sans compter qu'elle n'est pas commode à suivre, avec ses façons qu'elle a de dire les choses). Ce qui singulier, c'est que les philosophes trouvent naturelle cette indifférence du vulgaire et s'en félicitent comme d'un brevet d'inhumanité. Il est vrai qu'elle constitue un élément de sécurité pour la philosophie. Pourtant, tout espoir de scandale n'est pas perdu. Un jour viendra peut-être où les hommes commenceront à regarder de travers la déesse aux mamelles desséchées et ne supporteront plus de la voir travailler avec tant d'acharnement à dénuder leur misère.
Commentaires
*Au dix-huitième siècle, le public se ruait aux conférences d'Abélard*
Hum... Abélard c'est le XIIe siècle, le Moyen Age donc. Autrement, un texte de Grégoire de Nysse (IVe siècle) confirme les propos de Marcel Aymé :
« Si vous vous informez sur le cours d'une monnaie, l'agent de change se prend à philosopher devant vous sur l'engendré et l'inengendré ; si vous demandez combien coûte un pain, on vous répond : "Le Père est plus grand et le Fils inférieur". Et si vous dites : "Est-ce que le bain est prêt ?" le garçon vous assure que le Fils est tiré du néant. »
(cité par L. Jerphagnon dans Julien dit L'Apostat)
Je doute que la théologie redevienne populaire comme à cette époque. Le temps des grands débats sur la Trinité est désormais passé. La seule querelle de nos jours porte sur la liturgie et on ne peut pas dire que le grand public s'y intéresse.
Outre l'erreur technique de ma part, je trouve en relisant le texte déjà copié une première fois par mes soins un « treizième siècle » — en chiffres grecs à vrai dire, ceci expliquant peut-être cela —, lui-même évidemment fautif, et qui me laisse dubitatif. L'erreur est-elle d'Aymé, ou de ma première copie, je ne saurais le dire.
Pour répondre à votre remarque, il me semble quoi qu'il en soit que le sentiment d'avoir à faire à une matière sacrée implique une recherche dialectique beaucoup plus profonde et beaucoup plus dramatique : car il nous faut soit nous hisser, dans un effort par définition voué à l'échec, à la hauteur de mystères qui nous dépassent, soit accepter que l'apparente contradiction de dogmes soit réelle. Le fait que la philosophie est profane ouvre en grand la porte à la deuxième option, jusqu'au bout : notre existence même n'a plus de sens garanti, et notre liberté religieuse est au prix d'un nihilisme toujours possible. Je ne suis pas croyant, mais ce n'est pas nécessaire pour voir que la spéculation laissée à elle-même produit parfois quelque chose qui relève de la pathologie morale. Il y a quelque chose de sain dans le rejet populaire ou plus intellectuel (je pense à la figure de Calliclès) de la « branlette intellectuelle ».