Mal comprise, mais en quoi ? Il ne s'agit en réalité pas à proprement parler d'une méthode scientifique — qui suppose un appel à l'expérience maîtrisé, réitéré et passé au crible de l'induction ou de l'abduction. Autrement dit, par observation de l'expérience, une hypothèse est formée, puis vérifiée expérimentalement un grand nombre de fois. Si des cas non concluants apparaissent, on modifie l'hypothèse et on continue les expériences jusqu'à ce qu'ils n'apparaissent plus : oublier la nécessité de ces expériences concrètes, c'est en rester à la logique ou à la métaphysique, sans rentrer dans la science expérimentale. L’étude des idées ou des concepts tout abstraits de la logique et des mathématiques ne saurait servir de modèle à toute science de la matière, de ce fait : chose évidente — notre propos n’étant pas de dévoiler quelque mystère, mais bien de rétablir quelques truismes dans leur nécessaire clarté, en les tirant du bouillon relativiste et réductionniste à l’œuvre partout. Voyons quel mécanisme, schématiquement, structure à l’inverse la découverte d’une loi en sciences physique, à travers un exemple grossier — qui n’apprendra rien non plus à personne.

  • Exempli gratia : 1 — On remarque que l'eau bout à une température donnée.
    2 — On détermine expérimentalement que cela arrive à 100°C.
    3 — Les cas où l'eau bout à 98 ou 102°C sont réduits à des questions de modification de la pression ambiante, ou de non-pureté chimique de l'eau.
    4. On affirme enfin que l'eau pure bout à 100°C sous une pression de une atmosphère.

Ce qui se passe et qui n'est ici pas explicité, c'est qu'une cinquième étape ne se termine jamais d'elle-même — et donne lieu à ce qu'on appelle le trilemme d'Agrippa ou de Fries — c'est celle durant laquelle on attend de trouver des cas expérimentaux non concluants — une étape 3 bis, donc. Au cas où un grand nombre d'expérimentations concluantes est obtenue, sans qu'une exception irréductible advienne, on considère que cet ensemble de cas particuliers où l'eau bout à 100°C forme un cas général. C'est cela, l'induction.

Cette question très débattue appellerait des développements divers, mais nous entraînerait trop loin — de même que celle de l’abduction, que nous avons évoqué en passant. Notons simplement que le passage de l'eau pure a bouilli à 100°C sous une pression de une atmosphère à N reprises sans exception à l'eau pure bout à 100°C sous une pression de une atmosphère n'est pas simplement logique, elle implique autre chose, que nous appellerons le bon sens, c'est-à-dire en l'occurrence la foi en cette idée simple : le monde physique est relativement stable, et il semble absurde que ce qu'on observe sans arrêt dans la nature soit brutalement modifié du tout au tout.


« Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n'est pas moins intelligible et elle n'implique pas plus contradiction que l'affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d'en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et l'esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement. […] J'oserai affirmer, comme une proposition générale qui n'admet pas d'exception, que la connaissance de cette relation ne s'obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu'elle naît entièrement de l'expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l'un avec l'autre. »

— D. Hume , Enquête sur l'entendement humain, trad. A. Leroy, section IV, partie I.


Notre problème général ne relève bien sûr pas de la physique ; nous avons quoi qu'il en soit remarqué que dans ce cas non plus, la logique ne suffit pas à produire une règle générale. Mais le point important n'est pas là : il consiste à reposer la question du doute cartésien — quitte à laisser Descartes lui-même de côté, il ne s’agit pas d’histoire ni même de philosophie à proprement parler ici, simplement de bon sens. Jusqu'où aller pour ne plus pouvoir mettre en doute ? On pourrait continuer l'expérience jusqu'à la consommation des siècles sans jamais induire. Pourtant, il le faut : précisément parce que nous ne saurions attendre jusque-là. Pas pour des raisons de rationalité au sens strict : une masse de cas particuliers ne font pas un cas général, quelle que soit l'accumulation — c’est tout le sens du texte de Hume. Pour une raison pragmatique : notre temps est compté — nous sommes mortels.

Il est compté et nous n'avons pas toute la vie devant nous pour nous faire une opinion authentiquement évidente, authentiquement indubitable, au sens où une lecture littérale de la règle de Descartes pourrait nous y pousser. Les expériences faites, nous finissons par en avoir assez — dans les deux sens qu’on peut donner à l’expression — par bricoler une règle, pour finalement passer à autre chose. Parce que nous n'avons pas tout notre temps face à la quantité indéfinie d'objets dans le monde, il nous faut bien bricoler ces règles, et continuer à vivre, ou même à penser, mais avancer, dans tous les cas.

Ce principe irrationnel au sens strict, mais terriblement raisonnable est-il valable ailleurs qu'en physique ? Il est valable partout dans le monde réel, dans le monde non logique, où il reste toujours des choses si cachées qu'on ne les découvre, pour détourner Descartes. Le grand bouleversement ici est qu’à l’optimisme épistémologique de Descartes on préfère un pragmatisme raisonnable : ce qui revient simplement à prendre conscience de notre finitude, au fond.

Cela ne signifie nullement que l'arbitraire est à l'œuvre partout : le principe méthodologique reste valable en général, parfois indispensable, il faut cependant bien vouloir y mettre un terme, et cela ne peut dépendre de nulle règle rigide, mais bien d'un bon sens critique. On apprécie selon des règles méthodologiques, on pèse, et puis on juge — sans règle — afin de produire une règle empirique, générale, pragmatique. Le moment de ce jugement ne peut se déterminer qu'à l'intuition : puisqu’un cas critique, détruisant toute la légitimité de la règle, demeure pensable, et possible. Le Soleil peut bien ne pas se lever, l’eau bouillir à la sortie du robinet d’eau froide… On juge cela simplement improbable, et on passe à autre chose. De la pensée on en vient à l’acte, préféré à la ratiocination perpétuelle : vrai sens du pragmatisme.

À ce stade, trois questions se posent, liées à trois objections majeures.

1. Le risque d’arbitraire dans le choix du moment où cesse l’examen, et où une réponse est finalement donnée. Selon quel principe varient le temps et l'attention à accorder à l’élaboration de chaque généralité ?
2. Le risque du dogmatisme : quelle place laisser à la défaillance de la règle, laquelle ne saurait être, dans son empirisme, irréfragable comme le sont ces lois logiques dont on a cherché à écarter l’exemple ?
3. Le risque de l’aveuglement idéologique — on ne trouve que ce qu’on cherche — : sur quoi juger les cas qui apparaissent après le bricolage de ces règles générales, tout en semblant s'y réduire, sans pour autant ignorer leur caractère original ? Autrement dit, comment sauvegarder une dose minimale, nécessaire et acceptable de nominalisme ? Tout notre raisonnement ne tend au fond qu’à répondre à cette dernière question, dont les applications politiques apparaissent cruciales — nous y reviendrons en temps utiles.


À venir : Généralités III : finitude et apparences.