Quand j'étais gamin, c'est-à-dire en révolte contre tout, je m'amusais à triturer les proverbes. […] Je croyais, grâce à cet exercice, atteindre des sommets de pessimisme, ce qui plaisait beaucoup, car la jeunesse aime le pessimisme ; elle s'imagine, en le professant, qu'elle a plus de savoir que les vieux.
Je me trompais, naturellement. Les vrais proverbes sont plus pessimistes que les faux. C'est le trésor légué par des générations de petites gens qui se sont rudement heurtés au monde et qui ont constaté qu'on ne peut rien sur lui, ou peu de chose. […] C'est le grand cours de philosophie des humbles, les mille et une manières de se faufiler à travers l'existence quand on est pauvre et quand on est faible.
Je ne voyais rien de tel.
Étant un jeune bourgeois et, pis encore, un jeune bourgeois de gauche, je prenais les proverbes pour des leçons de morale bourgeoise, c'est-à-dire pour des blagues séculaires inventées dans le but de me rendre bête et craintif. Je détestais le passé, comme il se doit. À la rigueur, j'en retenais quelques héros : Philippe le Bel, Richelieu, Jean Jaurès, mais j'en répudiais les obscurantismes. […]
La société voulait me mettre, comme elle disait, « du plomb dans la tête » […] Du plomb ! Pourquoi pas de l'or ? On reconnaît là la ladrerie des bourgeois ! À moins que ce ne fussent leurs envies de meurtre devant ce qui leur était supérieur. […] J'écoutais avec délice les imbéciles faire des gorges chaudes sur la « sagesse des nations ». Je ne voulais pas de cette sagesse-là, moi, de cet esprit terre-à-terre, de ces petites vues, de cette école de prudence et de renoncement, je voulais à chaque instant brûler mes vaisseaux… quoique je n'eusse pas de vaisseaux, ni même de radeau, ni même de barcasse.
Je détaille un peu tout cela pour montrer comme on peut se tromper, quand on est jeune et que l'on croit au progrès, sur cette grande question du pessimisme, lequel, en fin de compte, est une clef du monde. On va chercher les vérités au diable, alors qu'elles sont sous nos yeux, bien rangées par les soins des hommes qui nous ont précédés sur la terre. On se croit un monstre et on s'aperçoit en vieillissant que la nature est bien plus féroce que vous, que l'on était qu'un bon jeune homme, et qui avait des illusions, comble de honte !
On comprend que la gauche n'aime le peuple qu'abstraitement, ou idéalement […]. De là son mépris pour les humbles qui composent les nations et qui en sont la grande voix anonyme. Cette voix dit sans cesse le contraire de ce que la gauche veut entendre. Si encore elle le proclamait avec fureur, si elle le criait ! Pas même. Elle le murmure avec des sourires résignés, avec humour, ma foi ! Ce réalisme ou ce cynisme est insupportable aux personnes qui nourrissent de grands rêves.

Jean Dutourd, « La grande Mémoire populaire », préface au Dictionnaire des proverbes et dictons de France de J.-Y. Dournon, Hachette, 1986.