« Il faut que la bête meure, mais l'homme aussi doit mourir. »
— C. Chabrol , Que la Bête meure, 1969.


Chabrol, « Le Boucher », 1969.

Le Boucher de Claude Chabrol (1970) explore la question de la sauvagerie dans l'Histoire, et dans l'homme. Jean Yanne, boucher rogue d'un village frappé par une vague de meurtres sanguinaires, incarne cette présence de l'homme archaïque, de l'homme des cavernes en des temps civilisés. La sauvagerie n'est pas cet autre ancien que nous pouvons rejeter dans les abymes du temps, il est ce fond permanent d'humanité sur lequel toute élévation spirituelle et abstraite peut se construire.

L'institutrice (Stéphane Audran sic) figure à la fois cette élévation et cette faiblesse de notre société moderne, qui s'étant abstraite des conditions de la vie sauvage, croit en avoir fini avec l'homme primitif. Mais le boucher est cette figure ambiguë dont la fonction sociale est de perpétrer le sacrifice animal des bêtes pour que cette société sans violence puisse vivre. Ce sang animal fait écho au sang humain versé par le criminel, et le boucher, dans sa volonté de conquérir la jeune institutrice, en passe par des offrandes de gigots et de steaks, parties mortes et saignantes d'une bête qu'il dit avoir tué lui-même, rétablissant ainsi l'ordre ancien du mâle chasseur nourrissant les siens et celle qu'il convoite.

Mais c'est bien de l'état de guerre dont il ici est question, en dernière analyse, dans cette persistance du carnage. C'est à travers l'expérience traumatique de la guerre que les hommes redécouvrent l'invicible violence qui les accompagne à travers l'Histoire. Par là, la guerre elle-même ne fait que réveler à la civilisation un état sauvage toujours latent en l'homme.


« Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours, la nature de la guerre ne consiste pas en un combat effectif, mais en une disposition connue au combat, pendant tout le temps où il n'y a aucune assurance du contraire.  »

Hobbes , Le Léviathan, trad. Folliot, Université du Québec, « Les Classiques des sciences sociales », ch. XIII, p. 108.


Cette révélation personnelle est pour le guerrier devenu civil, et criminel, l'occasion d'un nouveau messianisme sanguinaire et sacrificiel. Si l'état civil est aussi potentiellement martial, et si l'ordre humain reste toujours essentiellement sanglant, le boucher et l'assassin sont deux instances d'une même nature, situées de part et d'autre et de la loi, dont le soldat accomplit l'union en permettant la transition de l'une à l'autre, précisément en ce que la guerre qu'il connaît suspend la loi commune pour lui substituer pour un temps la sienne.

Chabrol illustre à sa façon, dans ce film d'une beauté inquiétante, la vision hobbesienne d'un état de nature guerrier qu'on ne saurait réduire à un moment historique : la sauvagerie est toujours avec nous, elle est l'état naturel de l'homme, et non simplement un « état de nature ».


« Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres […] Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé,de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots ? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.

Peut-être peut-on penser qu'il n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que celui-ci; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a jamais été ainsi dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d'endroits où les hommes vivent aujourd'hui ainsi. […] Quoi qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à craindre, par celui où tombent ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont précédemment vécu sous un gouvernement pacifique. »

Idem, p. 109.