Carnets de grenier

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samedi 6 mars 2010

L'éthologue & l'évangile

Certes l'envie de mordre ne cesse nullement chez le chien auquel un autre demande grâce en lui tendant sa gorge. On a vu nettement, au contraire, qu'il voudrait bien mais qu'il ne peut pas. […]

Mais ne connaissons-nous rien de semblable dans le comportement humain ? Le guerrier d'Homère qui veut se rendre demande grâce, jette son casque et son bouclier, tombe à genoux et courbe la tête, tous gestes qui facilitent la mise à mort, mais en réalité la rendent plus difficile. Aujourd'hui encore, des vestiges symboliques de ces marques d'humilité subsistent dans beaucoup de gestes de politesse : s'incliner, ôter son chapeau, et, dans le cérémonial militaire, présenter les armes. D'ailleurs la demande de grâce des guerriers grecs ne semble pas avoir été très efficace ; les héros d'Homère ne se laissaient guère influencer et se montraient moins cléments que les loups. […] C'est l'œuvre de la morale traditionnelle et religieuse qui rend le chevalier chrétien aussi chevaleresque que l'est le loup obéissant uniquement à ces instincts et ses inhibitions naturelles. Quel étonnant paradoxe !

Il va sans dire que les inhibitions héréditaires et instinctives qui empêchent un animal d'utiliser sans réserves ses armes contre ses semblables ne constituent qu'une analogie fonctionnelle, tout au plus une pâle aube, et pour ainsi dire un précurseur phylogénétique de la morale sociale des hommes. L'éthologiste devra donc se montrer très prudent dans ses jugements éthiques sur le comportement animal. Je vais, malgré cela, porter un de ces jugements entâchés de sentiments : je trouve émouvant et admirable de voir que le loup ne veut pas mordre, mais plus encore de voir l'autre se fier à cette inhibition ! Un animal remet sa vie à la vertu chevaleresque de l'autre ! L'homme devrait bien en prendre de la graine. J'en ai, pour ma part, tiré une nouvelle et plus profonde connaissance d'une parole magnifique et souvent méconnue de l'Évangile qui n'éveillait en moi qu'un mouvement de contradiction : « Si on te frappe sur la joue droite… » Un loup m'a instruit : ce n'est pas pour que ton ennemi te frappe à nouveau que tu devras tendre l'autre joue, mais pour qu'il lui devienne impossible de le faire !


Konrad  Lorenz, Il parlait avec les Mammifères, les oiseaux et les poissons, « Les Armes et la morale », trad. Denise Van Moppès, Flammarion, 1968, pp. 200–202.

Attention : le mécanisme d'inhibition décrit ci-dessus ne fonctionne que chez les mammifères supérieurs.




dimanche 21 février 2010

M.C.

Tant qu'y a du gazon, ça joue.

Ah la beauté sournoise ! La petite chose aux yeux bleus rayonnants, sans effets ni fanfreluches l'avait bien saisi par les couilles. Il n'avait pas eu même le temps de l'entreprendre, ni de savoir quelle occulte qualité en elle l'attirait, mais sitôt la nouvelle de son engagement découverte, il se maudissait d'avoir perdu son temps à soupeser ses raisons. Bras ballants, vit enflé, tête encombrée : le beau tableau clinique du pucelage, avec dix années de retard. Il avait du même coup un prétexte commode pour justifier ses moroses jongleries, et il s'y adonna bientôt sans mauvaise conscience.

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mercredi 6 janvier 2010

Usure

Fatty


« Quand donc le cocher, apercevant un objet digne d’amour […] celui des deux chevaux qui est docile aux rênes […] se contient pour ne pas assaillir le bien-aimé. Mais l’autre coursier n’est détourné ni par le fouet ni par l’aiguillon du cocher […] Quand arrive le terme convenu, comme ils font semblant d’oublier, il les rappelle à leur engagement, les violente, hennit, tire sur les guides et les oblige pour de mêmes propos à s’approcher du bien-aimé. Quand ils s’en sont approchés, il se penche sur lui, raidit sa queue, mord son frein et tire avec impudence sur les rênes. Frappé d’une émotion plus forte, le cocher alors se rejette en arrière comme s’il allait franchir la barrière, tire avec plus de vigueur le mors qui est aux dents du cheval emporté, ensanglante sa langue diffamatrice et ses mâchoires, fait toucher terre à ses jambes et sa croupe, et le livre aux douleurs. »
Platon , Phèdre, trad. M. Meunier, 254.


Elle était juste à la table à côté. Ses bras moelleux étiraient le tissage doux de son chemisier, et elle souriait sans conviction en parlant à une autre jeune fille assise en face d'elle. Ses cheveux blonds juvéniles, bien rangés, lui donnaient l'air d'une jolie petite ogresse.

Sa face épanouie était large et mobile, son sourire agréable. Il montrait que malgré toute cette chair qui l'encombrait, elle se savait désirable pour certains. Sa bouche fine et maussade trahissait pourtant qu'elle n'avait pas toujours accepté ce cul pesant et rond, sorte de lest monstrueux sur quoi se fondait sa stature ; mais elle redressait désormais les épaules en avançant sa poitrine épaisse.

Sa voix nerveuse lui parvenait en éclats indistincts, et il sentait, tout cela pesé, qu'elle se savait aimable parce qu'on l'avait aimé, sans doute avec cette sauvagerie qu'on réserve à celles qu'on saisit à pleines mains.

Elle se croyait avant cela disgraciée, et quand on l'avait prise sans ambages, après quelque stupeur, elle avait songé avec délice qu'on l'aimait malgré le tangage lourd de ses formes et l'enflure de ses cuisses blanches. Puis elle avait compris qu'on la désirait parce qu'elle était grosse, et si cela n'avait pas commencé par lui sembler déshonorant, elle savait maintenant qu'être aimé malgré, ou parce que, c'était le même pis-aller intolérable.

Quoique sa vie sexuelle fût désormais ouverte, et qu'on la devinait brutale, sans faux-semblants, elle avait conçu de cela quelque amertume, et rêvait sans doute, sous la couverture, à cette innocence supérieure, qui lui avait été ôtée tandis qu'un étranger lâchait, râlant, un peu de lui dans son ventre candide. Était-ce même arrivé en elle ? Tant d'artifices nous séparent de cette perspective au fond décevante, que cela même lui avait été probablement refusé.

Pourquoi cette liberté tant louée nous use-t-elle mieux que tous les maux que l'époque déplore ? Laissant là son verre, il sortit, fuma sa dernière cigarette, en pensant avec force à autre chose. Le soir était frais, les rues tranquilles ; puis le vin fit son office, et tout lui sembla enfin presque acceptable.

vendredi 11 septembre 2009

Drieu la Rochelle, Le dépucelage de Gille


En tout cas, ma ruine avait commencé avec ma puberté. Tout à coup des images s'étaient imprimées violemment dans mon cerveau. Mon corps resta intact, c'était une flamme droite, je ne portai jamais la main sur moi, car ce n'était pas le plaisir que je désirais mais la forme des femmes. Mais de bonne heure mon esprit commença de fléchir sous le poids de ces images. Il ne pouvait plus ni les mouvoir ni les chasser : des tableaux vivants tournaient en nature morte. Mon sang inemployé nourrissait un rêve de plus en plus lourd, de plus en plus monotone, qui barrait la route à la souple réalité.

Pourtant j'avais des sursauts d"inquiétude et de révolte. Un jour je n'y tins plus ; il fallait qu'à l'instant même une forme se rendît sensible sous mes doigts.
Je sortis de chez moi, mais ce réveil brutal était lourd de mon sommeil, lourd de mes songes. Je me jetai sur n'importe quoi.
Pourtant, au moment où j'entrai dans la chambre de cette grosse garce, je sus très bien aussi que je cessais d'être fier et qu'avant ce temps qui ne finissait pas de somnolence, il y avait eu des heures de pure sensualité, de vivante divination quand chacune de mes fibres perçait le monde avec une force de racine, auxquelles je renonçais définitivement.

Tandis que je me déculottais, j'étais irrité qu'une personne grossière eût le spectacle de ma déchéance. Le pli de ma bouche lui faisait sentir sans doute qui j'étais et que j'allais faire litière sur son ventre d'un orgueil dont je ne me fais même plus l'idée, aujourd'hui. Néanmoins je me disais qu'une telle grosse femelle était bien assez bonne pour moi, pauvre, réduit par la faim : il me semblait que les femmes plus minces, c'eût été trop délicat.

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samedi 18 juillet 2009

G. a de beaux yeux

Les noms de lieux, de personnes, de choses et de sentiments ont été modifiés afin de protéger la vie privée de mes personnages imaginaires.



©A.M. Kuchling, Hunting Artemis

Dernier jour à Poitiers avant mon départ estival pour Brest. Il fait chaud. Ma piaule minuscule est fumante de tabac fort et de sueur. C'est un remède peu couteux à l'ennui, une fois le plaisir des deux premières consommé, si bien que je finis par épuiser mes derniers brins de scaferlati. Pendant des heures, j'hésite à franchir ma porte, à descendre pour croiser cette faune puante et surtout bien pléthorique qui me contamine. Finalement, en fin d'après-midi, n'y tenant plus, je me rends à la civette toute proche. Cela fait, j'émiette le tabac frais et sombre entre les tiges rouges et brillantes de ma rouleuse, je me fais une clope bien droite, bien grosse, bien blanche, mais aérée quand même, comme je les aime, l'allume, et la fumant avec volupté, j'en finis du tour de bloc pour rentrer chez moi sans faire demi-tour.

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