Carnets de grenier

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mardi 23 février 2010

Houellebecq, une vie de vieux torchon

Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d’amour ; elle aurait souhaité en être encore capable, je lui rends ce témoignage ; mais cela n’était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l'amour ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté des mœurs qui caractérise l’époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d’amants. Un tel mode de vie appauvrit l’être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l’adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d’ordre sentimental et romanesque ; progressivement et en fait assez vite, on devient aussi capable d’amour qu’un vieux torchon. Et on mène ensuite, évidemment, une vie de torchon. En vieillissant on devient moins séduisant, et de ce fait amer. On jalouse les jeunes, et de ce fait on les hait. Cette haine condamnée à rester inavouable, s’envenime et devient de plus en plus ardente ; puis elle s’amortit et s’éteint, comme tout s’éteint. Il ne reste plus que l’amertume et le dégoût, la maladie et l’attente de la mort.

M. Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, J'ai lu, 2001 (Nadeau, 1994 pour l'édition originale), p. 114.

dimanche 21 février 2010

M.C.

Tant qu'y a du gazon, ça joue.

Ah la beauté sournoise ! La petite chose aux yeux bleus rayonnants, sans effets ni fanfreluches l'avait bien saisi par les couilles. Il n'avait pas eu même le temps de l'entreprendre, ni de savoir quelle occulte qualité en elle l'attirait, mais sitôt la nouvelle de son engagement découverte, il se maudissait d'avoir perdu son temps à soupeser ses raisons. Bras ballants, vit enflé, tête encombrée : le beau tableau clinique du pucelage, avec dix années de retard. Il avait du même coup un prétexte commode pour justifier ses moroses jongleries, et il s'y adonna bientôt sans mauvaise conscience.

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mercredi 6 janvier 2010

Usure

Fatty


« Quand donc le cocher, apercevant un objet digne d’amour […] celui des deux chevaux qui est docile aux rênes […] se contient pour ne pas assaillir le bien-aimé. Mais l’autre coursier n’est détourné ni par le fouet ni par l’aiguillon du cocher […] Quand arrive le terme convenu, comme ils font semblant d’oublier, il les rappelle à leur engagement, les violente, hennit, tire sur les guides et les oblige pour de mêmes propos à s’approcher du bien-aimé. Quand ils s’en sont approchés, il se penche sur lui, raidit sa queue, mord son frein et tire avec impudence sur les rênes. Frappé d’une émotion plus forte, le cocher alors se rejette en arrière comme s’il allait franchir la barrière, tire avec plus de vigueur le mors qui est aux dents du cheval emporté, ensanglante sa langue diffamatrice et ses mâchoires, fait toucher terre à ses jambes et sa croupe, et le livre aux douleurs. »
Platon , Phèdre, trad. M. Meunier, 254.


Elle était juste à la table à côté. Ses bras moelleux étiraient le tissage doux de son chemisier, et elle souriait sans conviction en parlant à une autre jeune fille assise en face d'elle. Ses cheveux blonds juvéniles, bien rangés, lui donnaient l'air d'une jolie petite ogresse.

Sa face épanouie était large et mobile, son sourire agréable. Il montrait que malgré toute cette chair qui l'encombrait, elle se savait désirable pour certains. Sa bouche fine et maussade trahissait pourtant qu'elle n'avait pas toujours accepté ce cul pesant et rond, sorte de lest monstrueux sur quoi se fondait sa stature ; mais elle redressait désormais les épaules en avançant sa poitrine épaisse.

Sa voix nerveuse lui parvenait en éclats indistincts, et il sentait, tout cela pesé, qu'elle se savait aimable parce qu'on l'avait aimé, sans doute avec cette sauvagerie qu'on réserve à celles qu'on saisit à pleines mains.

Elle se croyait avant cela disgraciée, et quand on l'avait prise sans ambages, après quelque stupeur, elle avait songé avec délice qu'on l'aimait malgré le tangage lourd de ses formes et l'enflure de ses cuisses blanches. Puis elle avait compris qu'on la désirait parce qu'elle était grosse, et si cela n'avait pas commencé par lui sembler déshonorant, elle savait maintenant qu'être aimé malgré, ou parce que, c'était le même pis-aller intolérable.

Quoique sa vie sexuelle fût désormais ouverte, et qu'on la devinait brutale, sans faux-semblants, elle avait conçu de cela quelque amertume, et rêvait sans doute, sous la couverture, à cette innocence supérieure, qui lui avait été ôtée tandis qu'un étranger lâchait, râlant, un peu de lui dans son ventre candide. Était-ce même arrivé en elle ? Tant d'artifices nous séparent de cette perspective au fond décevante, que cela même lui avait été probablement refusé.

Pourquoi cette liberté tant louée nous use-t-elle mieux que tous les maux que l'époque déplore ? Laissant là son verre, il sortit, fuma sa dernière cigarette, en pensant avec force à autre chose. Le soir était frais, les rues tranquilles ; puis le vin fit son office, et tout lui sembla enfin presque acceptable.

vendredi 11 septembre 2009

Drieu la Rochelle, Le dépucelage de Gille


En tout cas, ma ruine avait commencé avec ma puberté. Tout à coup des images s'étaient imprimées violemment dans mon cerveau. Mon corps resta intact, c'était une flamme droite, je ne portai jamais la main sur moi, car ce n'était pas le plaisir que je désirais mais la forme des femmes. Mais de bonne heure mon esprit commença de fléchir sous le poids de ces images. Il ne pouvait plus ni les mouvoir ni les chasser : des tableaux vivants tournaient en nature morte. Mon sang inemployé nourrissait un rêve de plus en plus lourd, de plus en plus monotone, qui barrait la route à la souple réalité.

Pourtant j'avais des sursauts d"inquiétude et de révolte. Un jour je n'y tins plus ; il fallait qu'à l'instant même une forme se rendît sensible sous mes doigts.
Je sortis de chez moi, mais ce réveil brutal était lourd de mon sommeil, lourd de mes songes. Je me jetai sur n'importe quoi.
Pourtant, au moment où j'entrai dans la chambre de cette grosse garce, je sus très bien aussi que je cessais d'être fier et qu'avant ce temps qui ne finissait pas de somnolence, il y avait eu des heures de pure sensualité, de vivante divination quand chacune de mes fibres perçait le monde avec une force de racine, auxquelles je renonçais définitivement.

Tandis que je me déculottais, j'étais irrité qu'une personne grossière eût le spectacle de ma déchéance. Le pli de ma bouche lui faisait sentir sans doute qui j'étais et que j'allais faire litière sur son ventre d'un orgueil dont je ne me fais même plus l'idée, aujourd'hui. Néanmoins je me disais qu'une telle grosse femelle était bien assez bonne pour moi, pauvre, réduit par la faim : il me semblait que les femmes plus minces, c'eût été trop délicat.

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mardi 18 août 2009

Richard Millet, Le premier mort

Entrée du camp de Chatila, 1982.


La guerre avait changé de nature ; il y avait eu les combats de rue du quartier Kantari, où j'avais appris à courir en tirant et où j'ai enfin tué mon premier ennemi : un type d'environ seize ans, au front ceint d'un bandeau noir, un jeune Mourabit qui avait surgi d'une porte d'entrée dont la beauté m'a sauvé la vie, car si je n'avais pas été tenté d'en admirer la voûte, je n'aurais pas aperçu ce type qui débouchait de sa maison avec l'intention de forcer le passage, sa kalachnikov demeurant muette tandis que, terrifié en même temps que pris d'une fureur que je ne n'avais jamais éprouvée, je lui vidais mon chargeur dans le ventre, sans détacher mes yeux des siens où je voyais une haine qui n'était peut-être qu'une manière de dépit ou une façon d'accompagner sa surprise et une insupportable douleur. Les dernières balles, je les ai tirées avec une joie extraordinaire, un sentiment de délivrance, de pureté, de puissance, et un souci de perfection qui me récompensait d'une si longue attente, me concentrant sur son ventre puis sur sa gorge de sorte que la tête s'est presque détachée du corps, mon sexe se dressant dans mon treillis, non par cruauté ou satisfaction sadique, mais parce que ce garçon me transmettait en quelque sorte sa virilité, la haine et le désespoir que j'avais vus dans son regard ayant d'ailleurs fait place, chez lui aussi, à une espèce de joie, celle sans doute de bientôt gagner le paradis et encore de sentir qu'il me donnait sa vie dans ce qu'elle a de plus évidemment puissant : l'instinct sexuel, enfin libéré, et qui, dès lors, ferait qu'on me regarderait autrement ; les hommes, bien sûr, qui m'accepteraient sans réserve (y compris Iskander qui, de distant et hostile, deviendrait quasi collant et veillerait désormais sur moi comme un grand frère, me reprochant seulement de n'avoir pas rapporté la tête du chien musulman disait-il, pour l'installer sur la calandre de l'Oldsmobile qui nous servait de transport de troupes, et, alors qu'il disait cela, je devinais qu'il en eût été capable : il le montrerait, quelques mois plus tard, à Dékouané), mais aussi les femmes, notamment Denise, qui combattait aux côtés de Roula, et dont le regard qu'elle portait sur moi me rappellerait en permanence l'expression de feu dévorant : or, elle ne me plaisait pas, malgré ses gros seins, et c'était encore Roula que je cherchais dans ce feu, dussé-je m'y consumer, m'y damner, la damnation, en ce cas, consistant à désirer en vain une femme qui est très précisément notre genre et qui, par cela même, sans qu'on sache pourquoi, sinon par une cruauté du sort, ou que nous nous l'interdisons à nous-mêmes, nous reste interdite.

Richard Millet, La Confession négative, Gallimard, « Blanche », 2008, pp. 195–197.





À venir : quelques mots sur cet ouvrage superbe de R. Millet.

samedi 18 juillet 2009

G. a de beaux yeux

Les noms de lieux, de personnes, de choses et de sentiments ont été modifiés afin de protéger la vie privée de mes personnages imaginaires.



©A.M. Kuchling, Hunting Artemis

Dernier jour à Poitiers avant mon départ estival pour Brest. Il fait chaud. Ma piaule minuscule est fumante de tabac fort et de sueur. C'est un remède peu couteux à l'ennui, une fois le plaisir des deux premières consommé, si bien que je finis par épuiser mes derniers brins de scaferlati. Pendant des heures, j'hésite à franchir ma porte, à descendre pour croiser cette faune puante et surtout bien pléthorique qui me contamine. Finalement, en fin d'après-midi, n'y tenant plus, je me rends à la civette toute proche. Cela fait, j'émiette le tabac frais et sombre entre les tiges rouges et brillantes de ma rouleuse, je me fais une clope bien droite, bien grosse, bien blanche, mais aérée quand même, comme je les aime, l'allume, et la fumant avec volupté, j'en finis du tour de bloc pour rentrer chez moi sans faire demi-tour.

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mardi 14 juillet 2009

Au menu : sexe, art et politique

La Grande bouffe, M. Ferreri, 1973.

En ce Quatorze Juillet commençant, premier billet de ce bleaugue.

En guise de mise en bouche, un texte de présentation assez long, sorte de Qui suis-je ? conceptuel.

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