D'où cet acharnement moderne à punir tout ce qui n'est pas immédiatement conforme : la meute sent que derrière tout esprit d'indépendance se fomente une révolte politique. Jamais l'art, l'éthos, les mœurs n'ont été si surveillées : c'est qu'elles n'ont jamais été si liées à la question principielle de toute politique : comment prendre et garder le pouvoir ? Tout est réduit, par ces modernes fouquiers-tinvilles, au plus simpliste, au plus primitif : ils sont ces galeux qui pensent, selon le mot de Platon, qu'il est bon de se gratter par ce que c'est source de plaisir. (Gorgias, 494c sq.) Non content de cela, ils cherchent, par le verbe ou par la loi, l'assentiment général à ce qui ne pourrait être qu'une aimable déviance si elle n'était pas aussi l'enjeu crucial d'une lutte politique devenue totale.

Ce que la démocratie entraîne malgré elle, c'est la guerre à mort d'une majorité immense, incompétente, dégradée et veule contre toute espèce de noblesse, d'élévation, de sens du bien commun et de l'héritage. La démocratie, c'est la guerre, et dans cette guerre non plus, il n'y a pas de civils. C'est une guerre sans armes : tout se joue par la psychologie — vous dites ça parce que vous êtes aigri… —, la police au besoin, mais en dernier ressort, c'est une guerre au garrot, une guerre d'étouffement. Et s'il n'y a pas de civils, c'est que chacun est étouffé, contrevenant ou non, partisan ou pas.

L'ironie dans tout cela, c'est que les démocrates authentiques, ceux qui rêvent d'une démocratie digne de foi, sont bien contraints de combattre du côté des réactionnaires, sitôt qu'ils ont compris que le peuple n'était pas prêt à assumer pareille responsabilité, et que l'idéologie libérale, qui marche de nos jours main dans la main avec la démocratie, mine en réalité sans répit toute possibilité d'avènement d'une démocratie valable, c'est-à-dire toute élévation de l'homme à une nature un tant soit peu angélique, qui la préserverait de l'invraisemblable déchéance dans laquelle ses congénères s'abîment en riant.

Or la constitution républicaine est la seule qui soit parfaitement adéquate au droit des hommes, mais elle est aussi la plus difficile à fonder et encore plus à conserver, au point que nombreux sont ceux qui affirment que ce devrait être un État d'anges, parce que les hommes, à cause de leurs inclinations égoïstes seraient incapables d'une constitution d'une forme aussi sublime. […] Le problème de l'institution de l'État, aussi difficile qu'il paraisse, n'est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu'ils aient un entendement) et s'énonce ainsi : « organiser une foule d'êtres raisonnables qui tous ensemble exigent, pour leur conservation, des lois universelles, dont chacun incline secrètement à s'excepter, et agencer leur constitution d'une manière telle que, bien que leurs intentions privées s'opposent entre elles, elles soient cependant entravées, et ainsi, dans leur conduite publique, le résultat est le même que s'ils n'avaient pas eu de mauvaises intentions ».

Idem., p. 104.


P.-S. : On s'étonnera peut-être du choix de ces citations qui semblent contredire quelque peu mon propos, mais d'une part, il ne s'agit formellement pas de verrouiller un système de thèses, mais bien de s'interroger, et d'en tirer des conséquences pratiques, comme celle de la nécessité d'un prosélytisme réactionnaire.
Et plus substantiellement, si le républicanisme court le risque d'être inapplicable en raison de la pureté même de son idéal, que penser de la démocratie, qui en sus, n'est qu'un despotisme ?
Enfin, il est toujours agréable de constater que des rapports de concepts qu'on présente aujourd'hui figés, sont en réalité bien plus élastiques et libres pour peu qu'on y prenne garde : Kant dénigre la démocratie pour en appeler à un républicanisme non fondé sur une quelconque amélioration morale de l'homme (formule actuelle du républicanisme), mais bien sur une construction constitutionnelle (comme les libéraux, qui refusent que les questions morales franchissent le seuil du politique). Autrement dit, on dirait aujourd'hui que Kant est un ennemi de la démocratie, un libéral, mais aussi un humaniste — par ailleurs partisan de la peine de mort. Voilà bien du grain à moudre pour tous les constipés du cortex qui encombrent les chaires de sciences politiques et les marbres d'imprimerie. Un peu de subtilité, et en dernier ressort de liberté, dans notre époque si désespérément binaire.