Démocratie, guerre et totalitarisme
Par Constant le mardi 22 septembre 2009, 14:45 - Analyse - Lien permanent
Pour qu'on ne confonde pas […] la constitution républicaine avec la constitution démocratique, il faut faire la remarque suivante. […] Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif ; le despotisme est le principe selon lequel l'État met à exécution de son propre chef les lois qu'il a lui-même faites […]. Des trois formes d'État, celle de la démocratie est, au sens propre du mot, nécessairement un despotisme parce qu'elle fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d'un seul, et, si besoin est, également contre lui […]. […] Frédéric II […] disait qu'il était simplement le serviteur suprême de l'État, alors que la forme démocratique rend la chose impossible puisque tous veulent y être le maître.
— I. Kant, Vers la Paix perpétuelle, GF, 1991, trad. J.-F. Poirier & F. Proust, pp. 86-87.
La démocratie a ceci de commun avec la guerre qu'une fois advenue, rien ne se comprend en dehors d'elle. Ce totalitarisme de la guerre, qui fait qu'il n'y a plus, essentiellement en tout cas, ni civil, ni crime, ni terrorisme, mais seulement la guerre, ce totalitarisme est le même que celui qui fait qu'il n'y a plus d'opinion, plus de liberté d'être ou ne pas être concerné, informé, compétent, probe ou vertueux en démocratie.
Les opinions s'incarnent : chaque pensée libre, chaque être dans sa vertu et ses vices ne sont jamais qu'un vote en puissance. Chacun se doit d'être digne de l'insigne responsabilité que cette constitution fait peser sur lui ; et qui n'en est pas digne, c'est-à-dire, dans les faits, la plupart, n'est pas tant un malheureux qu'un nuisible imbécile qui sera amené à faire reposer sa bêtise personnelle sur chaque citoyen par le biais du suffrage universel. Il n’y a plus de vices véniels, plus de droit à la faiblesse : il n'y a plus que l'éreintante nécessité d'être digne du pouvoir suprême, du pouvoir politique. Chaque médiocre est un ennemi, puisque la majorité imbécile déclare sans le savoir la guerre à tous les individus qui, échappant à l'entonnoir libéral, préfèrent se soumettre à des règles personnelles contraignantes pour s'arracher à l'état semi-animal qui est celui du citoyen ordinaire dans ce régime du caprice et de l'arasement de l'homme.
D'où cet acharnement moderne à punir tout ce qui n'est pas immédiatement conforme : la meute sent que derrière tout esprit d'indépendance se fomente une révolte politique. Jamais l'art, l'éthos, les mœurs n'ont été si surveillées : c'est qu'elles n'ont jamais été si liées à la question principielle de toute politique : comment prendre et garder le pouvoir ? Tout est réduit, par ces modernes fouquiers-tinvilles, au plus simpliste, au plus primitif : ils sont ces galeux qui pensent, selon le mot de Platon, qu'il est bon de se gratter par ce que c'est source de plaisir. (Gorgias, 494c sq.) Non content de cela, ils cherchent, par le verbe ou par la loi, l'assentiment général à ce qui ne pourrait être qu'une aimable déviance si elle n'était pas aussi l'enjeu crucial d'une lutte politique devenue totale.
Ce que la démocratie entraîne malgré elle, c'est la guerre à mort d'une majorité immense, incompétente, dégradée et veule contre toute espèce de noblesse, d'élévation, de sens du bien commun et de l'héritage. La démocratie, c'est la guerre, et dans cette guerre non plus, il n'y a pas de civils. C'est une guerre sans armes : tout se joue par la psychologie — vous dites ça parce que vous êtes aigri… —, la police au besoin, mais en dernier ressort, c'est une guerre au garrot, une guerre d'étouffement. Et s'il n'y a pas de civils, c'est que chacun est étouffé, contrevenant ou non, partisan ou pas.
L'ironie dans tout cela, c'est que les démocrates authentiques, ceux qui rêvent d'une démocratie digne de foi, sont bien contraints de combattre du côté des réactionnaires, sitôt qu'ils ont compris que le peuple n'était pas prêt à assumer pareille responsabilité, et que l'idéologie libérale, qui marche de nos jours main dans la main avec la démocratie, mine en réalité sans répit toute possibilité d'avènement d'une démocratie valable, c'est-à-dire toute élévation de l'homme à une nature un tant soit peu angélique, qui la préserverait de l'invraisemblable déchéance dans laquelle ses congénères s'abîment en riant.
Or la constitution républicaine est la seule qui soit parfaitement adéquate au droit des hommes, mais elle est aussi la plus difficile à fonder et encore plus à conserver, au point que nombreux sont ceux qui affirment que ce devrait être un État d'anges, parce que les hommes, à cause de leurs inclinations égoïstes seraient incapables d'une constitution d'une forme aussi sublime. […] Le problème de l'institution de l'État, aussi difficile qu'il paraisse, n'est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu'ils aient un entendement) et s'énonce ainsi : « organiser une foule d'êtres raisonnables qui tous ensemble exigent, pour leur conservation, des lois universelles, dont chacun incline secrètement à s'excepter, et agencer leur constitution d'une manière telle que, bien que leurs intentions privées s'opposent entre elles, elles soient cependant entravées, et ainsi, dans leur conduite publique, le résultat est le même que s'ils n'avaient pas eu de mauvaises intentions ».
Idem., p. 104.
P.-S. : On s'étonnera peut-être du choix de ces citations qui semblent contredire quelque peu mon propos, mais d'une part, il ne s'agit formellement pas de verrouiller un système de thèses, mais bien de s'interroger, et d'en tirer des conséquences pratiques, comme celle de la nécessité d'un prosélytisme réactionnaire.
Et plus substantiellement, si le républicanisme court le risque d'être inapplicable en raison de la pureté même de son idéal, que penser de la démocratie, qui en sus, n'est qu'un despotisme ?
Enfin, il est toujours agréable de constater que des rapports de concepts qu'on présente aujourd'hui figés, sont en réalité bien plus élastiques et libres pour peu qu'on y prenne garde : Kant dénigre la démocratie pour en appeler à un républicanisme non fondé sur une quelconque amélioration morale de l'homme (formule actuelle du républicanisme), mais bien sur une construction constitutionnelle (comme les libéraux, qui refusent que les questions morales franchissent le seuil du politique). Autrement dit, on dirait aujourd'hui que Kant est un ennemi de la démocratie, un libéral, mais aussi un humaniste — par ailleurs partisan de la peine de mort. Voilà bien du grain à moudre pour tous les constipés du cortex qui encombrent les chaires de sciences politiques et les marbres d'imprimerie. Un peu de subtilité, et en dernier ressort de liberté, dans notre époque si désespérément binaire.
Commentaires
Billet très intéressant! Je dois dire que je ne partage pas l'ensemble de vos remarques, mais votre critique de la démocratie me semble très juste.
Je vais sans doute vous citer dans un petit billet que j'allais écrire (mais il se fait un peu tard) aujourd'hui sur la question de la démocratie et du républicanisme.
Merci des quelques pistes d'inspirations.
Très belle plume soit dit en passant.