Carnets de grenier

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vendredi 17 février 2012

Ne confondons (ni ne jugeons) pas

Et sans arrêt la même antienne : Tout est différent, si différent… Il y a telle et telle chose ; ne confondons pas… Chacun se perd dans les nominalismes les plus enchevêtrés, au point de vouloir restituer en pensée l'étonnement du réel et laisser la théorie elle-même aussi interdite que la matière muette. Et pourtant… les mêmes qui s'esclaffent que tout n'est que cas particulier, nécessairement incommensurable à tout autre, se scandalisent aussitôt que telle chose distinguée plaît, que telle autre déplaît, et que, de fait, une hiérarchie éclot de la plus naturelle façon de leurs propres dires. Et ce n'est pas la contradiction qui les frappe ; c'est le fascisme latent dont est gros tout esprit critique, sitôt que l'on a vu qu'à vouloir séparer des choses, on court le risque de les classer.

Pour eux, il n'y a qu'un recourt : ne plus évaluer, ne plus apprécier, mourir comme la pierre… sauf s'il s'agit de haïr ce qui a commencé à juger d'abord. Double bénéfice : le mal étant déterminé, il suffit de voir à quoi il s'oppose, et le bien l'est du même coup. Je me méfie de la métaphysique, fut-elle nietzschéenne, mais ne s'agit-il pas là simplement de la définition même d'une morale réactive, du type d'homme réactif ?

samedi 6 mars 2010

Je m'aime, moi non plus

Un fait, pour commencer : les Français ne s'aiment pas. C'est un fait général, mais un des grands propos de ce blogue est de montrer qu'aujourd'hui comme toujours, selon le mot d'Aristote, il n'y a de science que du général (Seconds Analytiques, I, 31, 87b, 35 sq., Tricot dit universel plutôt que général.) Deux interprétations s'opposent, et m'ont longtemps semblé partiellement vraies ; jusqu'à ce qu'il me semble avoir trouvé le sens d'un tel paradoxe apparent, c'est-à-dire la raison unique et sous-jacente qui lie ensemble les deux termes de l'opposition.

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mercredi 23 décembre 2009

Merci


Hergé, Quick & Flupke

On prend quelques vacances et tout s'éclaire. Maintenant que je n'ai plus à supporter tout ce que je déteste, je m'en fous et je comprends comment j'ai pu faire pour ça pendant si longtemps. Je comprends surtout tous les moralistes du bon sentiment qui m'en veulent de ne pas supporter ce qu'ils supportent eux-mêmes – belle tolérance que voilà ! En réalité ils ne supportent rien, ils s'en foutent seulement. Comme c'est pratique et reposant de faire mine d'acquiescer à ce qu'on ignore !

Il y a plus d'acceptation dans mes vitupérations haineuses que dans leur inconscience, car lorsque je hais, je suis plus proche du réel que quand ils aiment… leur amour est formel (les étrangers en soi, les minorités opprimées en soi… mais les étrangers véritables, qu'on croise dans la rue, rue de Marseille à Lyon, à Bordeaux Nord, à Chapelle ou dans les quartiers du Nord de Marseille ? Mais le refus de s'intégrer, la volonté de donner honte à la majorité qui refuse d'en accepter plus tandis qu'elle n'a rien demandé, ça c'est autre chose…)

Qu'on touche deux mots de la culture arabe pour dire que c'est quelque chose de merveilleux, et on acquiescera. Qu'on dise autre chose, même avec grande modération et retenue, et on se récriera sur l'air de l'évidence : mais enfin, ce dont vous parlez n'existe pas. C'est qu'on joue les Arabes en soi contre les Arabes réels quand le réel est moche, mais quand on croit voir quelque chose de bon dans les Arabes tels qu'ils sont ou même dans l'idée qu'on s'en fait, là les portes sont ouvertes à toutes les gâteries baveuses. Étrange réalité qui ne supporte que d'être louée, et pas flétrie ! Soit les choses sont bonnes et alors elles existent, soit elles ne le sont pas, et sont alors illusoires, et toute idée de jugement est rejetée. Juger l'autre autrement qu'en bien ? Mais enfin, vous n'y pensez pas ! Dire du bien de ce qu'on ignore, ça par contre…

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mardi 6 octobre 2009

Généralités III : finitude et apparences


Borrell del Caso, « Échapper à la critique ».

Rappels :
Généralités I : de leur possibilité.
Généralités II : de leur nécessité.




Voici donc la généralité rétablie dans sa dignité : elle est possible — car elle supporte et suppose l’exception, en ce qu'elle n’est pas logique dans sa nature — et même nécessaire — car nous ne saurions prendre le temps d’examiner chaque objet du monde pour plonger jusqu’au cœur de son essence propre : nous devons au contraire nous hâter de vivre et de juger.

Nous sommes finis : nous seulement car nous sommes mortels, et que notre temps pour penser et agir est limité, mais aussi parce que notre esprit ne contemple pas directement le vrai, mais peut seulement le chercher dans un jeu dialectique, indirect, réfléchi. La question du temps mis à part, si notre entendement était sans limites, il n’y aurait rien à approcher, rien à déjouer : nous nous contenterions de cette contemplation sans intermédiaire. Mais puisque nous sommes loin de posséder cette faculté d’intuition surnaturelle, nous devons nous contenter, le plus souvent, de ne pas voir l’essence dernière des choses que nous étudions.

Sur quoi s’appuient nos connaissances, si l’essence est invisible, et qu’il est nécessaire de faire comme si elle était ne l'était pas ? Nul n'étant tenu à l'impossible, il faut en passer par la croyance aux phénomènes, autrement dit par l’apparence.

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jeudi 1 octobre 2009

Généralités II : de leur nécessité


« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »
— Attribué à Arnauld Amalric , pendant le sac de Béziers.


Sac de Béziers.

Rappel : Généralités I : de leur possibilité.

Nous n'avons fait jusqu'ici que rendre légitime la question de la généralité, en écartant le totalitarisme moral (c'est mal) ou logique (l’existence de cas particuliers exclut de fait toute généralité acceptable). Reprenons le problème de façon plus positive. En quoi généraliser est nécessaire ? Nous avons évoqué « l'embouteillage nominaliste » : détournons, pour expliciter plus précisément ce que recouvre l'expression, une des formes de pensées les plus utilisées pour étayer ce nominalisme épais.


« […] ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire […] éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. […]
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que […] il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre.  »

— R. Descartes , Discours de la méthode, deuxième partie.


C'est d’un tel appel au canon géométrique que le refus commun de s’appuyer sur toute généralité semble tirer sa légitimité. D'aucuns imaginent en effet que la méthode scientifique — mal comprise — permettrait une réforme définitive de tout mode de pensée non scientifique, c'est-à-dire que la rigueur méthodologique de type scientifique permettrait aux sciences humaines de sortir du laïus pour entrer dans le domaine balisé du discours véridique.

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lundi 28 septembre 2009

Généralités I : de leur possibilité


Tous Pareils ! (c'est plus simple)

Ante-Scriptum : Afin de comprendre d'où l'on veut en venir, un rappel général et synthétique.

Halte aux généralisations hâtives ! Tel est le credo bien fidéiste de notre époque sans foi, comme une jolie fille nue qui n'ose se montrer, dirons-nous en citant Jacques Prévert. Mais une telle déclaration demeure trop complexe, trop réfléchie, en un mot, trop proche encore du réel, c'est-à-dire pas assez morale. Ce que nous dirions ce jour même, touchant les questions de généralités, de clichés, d'amalgames, se réduirait plutôt à ceci : c'est mal.

Tout est là, malheureusement. Dans un mouvement délirant d'entonnoir, de siphon de chiottes publiques, le nominalisme le plus grossier, c'est-à-dire le plus moralisateur, le plus conforme à l'invraisemblable simplisme de l'époque se résume en effet à cet anathème fait argument. Jean Roscelin s'en retournerait probablement dans sa tombe, s'il n'était pas déjà plié en quatre par le sérieux pathologique avec lequel ce beau monde qui crache sur le christianisme et toute sa subtilité casuistique a ressuscité le zombie méconnaissable du manichéisme. Tout ce qui n'est pas bon est mauvais, tout ce qui n'est pas mauvais est bon, et rien n'est exclu de cette alternative. Voilà donc la forme complète et développée de toute pensée morale actuelle chez le quidam, encore renforcée par la réduction de tout ce qui n'est pas tout à fait voire pas du tout moral (politique, recherche scientifique, philosophie) à la morale elle-même.

L'existence des races ? Ce n'est pas une question scientifique, mais bien une hérésie. La realpolitik ? Pas un problème politique, mais encore un oubli de la morale. La valeur esthétique du rap ou de l'art contemporain ? Pas un jugement esthétique, mais l'expression d'un fascisme rampant — le terme n'étant d'ailleurs jamais pris dans son acception politique, mais bien éthico-curetonnante. Libre à vous de faire la liste de ces glissements, elle est sans doute infinie pour peu qu'on détaille les questions que chacun d'entre ceux-là impliquent, en tout cas, elle ne cesse, jour après jour, de s'allonger.

La question de la généralisation doit exister de fait : parce qu'il faut bien penser la diversité des cas particuliers sous une idée générale, sans pour autant tomber dans le schématisme le plus grossier. Autrement dit : il faut sans cesse manœuvrer entre l'embouteillage nominaliste (tout est particulier, il faut tout penser au cas par cas) et l'aveuglement idéaliste (il n'y a que des règles générales, et aucun cas particulier). Dans le premier cas, il faudrait tout examiner jusqu'à la fin des temps avant d'agir ou de juger de quoi que ce soit avec une légitimité minimale, dans le second, on substitue à la réalité un cliché monochrome dans lequel tout est toujours tout blanc ou tout noir, toujours vrai ou toujours faux.

Ces deux erreurs, dans leur essence, n'en font d'ailleurs qu'une. Qui serait assez sot pour soutenir qu'il existe, hors la logique, des cas dans lesquels les lois générales sont simplement universelles et n'acceptent aucune exception ? Seuls ceux qui croient qu'il n'y a, d'un côté, que de l'universel, et de l'autre qu'une inclassable diversité. Autrement dit : des logiciens devenus fous comme notre époque en chie à la chaîne, sous les efforts cumulés d'une éducation-nationale-cul-bénie et d'une sous-culture moralisatrice.

Grâce à ce long processus de lavage de cerveau — et du colon — sans cesse recommencé, tout adulte en âge de donner son avis est selon toute vraisemblance acquis à tous les préceptes ridicules de l'égalité réelle, du relativisme dogmatique et de la foi-qui-n'ose-pas-dire-son-nom, et ne se prive pas de le faire savoir, dans un concert parfumé de flatulences onctueuses. On est pas loin du primitif Maman, viens voir le gros caca que j'ai fait : rien de ce qui se tire du modernisme béni ne saurait être en effet être dégoûtant ; l'époque est coprophage comme elle est infantile et narcissique. Aussi acquiesce-t-elle toujours : Oh mais tu en as fait un beau caca, maman est fière de toi mon chéri !

Ainsi, dire qu'il n'y a pas de règle sans exception, c'est empêcher, par principe, qu'il y ait ne serait-ce qu'une règle en dehors de la logique ; c'est aussi mécomprendre tout à fait ce qu'est une règle. L'exception confirme la règle : l'adage n'est ni stupide ni gratuitement paradoxal, il dit simplement qu'une règle générale, par définition, admet des exceptions, sans quoi, il n'y a pas de règle générale, mais bien une loi universelle. Il peut bien y avoir des pygmées géants, des femmes à barbe ou des Africains bridés : est-ce pour autant qu'on ne peut rien dire d'inverse, en général, concernant ses congénères ?

Sitôt prévenu de ces extrémismes absurdes et qui ne font qu'un, l'espace intellectuel est disponible pour une enquête empirique — et quant à elle, enfin potentiellement délivrée des a priori —, qui réponde à ces questions générales tout en les laissant ouvertes. Nous y reviendrons bientôt.



À venir : Généralités II : de leur nécessité.

mardi 22 septembre 2009

Démocratie, guerre et totalitarisme


Paul Jamin, Le Brenn et sa part de butin (1893)

Pour qu'on ne confonde pas […] la constitution républicaine avec la constitution démocratique, il faut faire la remarque suivante. […] Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif ; le despotisme est le principe selon lequel l'État met à exécution de son propre chef les lois qu'il a lui-même faites […]. Des trois formes d'État, celle de la démocratie est, au sens propre du mot, nécessairement un despotisme parce qu'elle fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d'un seul, et, si besoin est, également contre lui […]. […] Frédéric II […] disait qu'il était simplement le serviteur suprême de l'État, alors que la forme démocratique rend la chose impossible puisque tous veulent y être le maître.

— I. Kant, Vers la Paix perpétuelle, GF, 1991, trad. J.-F. Poirier & F. Proust, pp. 86-87.


La démocratie a ceci de commun avec la guerre qu'une fois advenue, rien ne se comprend en dehors d'elle. Ce totalitarisme de la guerre, qui fait qu'il n'y a plus, essentiellement en tout cas, ni civil, ni crime, ni terrorisme, mais seulement la guerre, ce totalitarisme est le même que celui qui fait qu'il n'y a plus d'opinion, plus de liberté d'être ou ne pas être concerné, informé, compétent, probe ou vertueux en démocratie.

Les opinions s'incarnent : chaque pensée libre, chaque être dans sa vertu et ses vices ne sont jamais qu'un vote en puissance. Chacun se doit d'être digne de l'insigne responsabilité que cette constitution fait peser sur lui ; et qui n'en est pas digne, c'est-à-dire, dans les faits, la plupart, n'est pas tant un malheureux qu'un nuisible imbécile qui sera amené à faire reposer sa bêtise personnelle sur chaque citoyen par le biais du suffrage universel. Il n’y a plus de vices véniels, plus de droit à la faiblesse : il n'y a plus que l'éreintante nécessité d'être digne du pouvoir suprême, du pouvoir politique. Chaque médiocre est un ennemi, puisque la majorité imbécile déclare sans le savoir la guerre à tous les individus qui, échappant à l'entonnoir libéral, préfèrent se soumettre à des règles personnelles contraignantes pour s'arracher à l'état semi-animal qui est celui du citoyen ordinaire dans ce régime du caprice et de l'arasement de l'homme.

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