Carnets de grenier

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vendredi 25 septembre 2009

Schopenhauer, l'oreiller de la morale


«Dangerous Donkey»

Quoique Kant soit bien trop alambiqué pour demeurer tendance à une époque ou l'ont préfère, pour apprendre à lire aux enfants, en passer par les d'ineptes bandessinées plutôt que par quelque auteur simple et classique, songez un peu au recours sans cesse réitéré, et confit de certitude, à l'idéologie incertaine des « droits de l'homme », avant de lire ces quelques lignes de Schopenhauer, minant les fondements de la morale kantienne : vous verrez en quoi elles frappent juste, dans le mille de l'actuelle tartufferie.

Prenons les choses de haut : il est certes grand temps que l'éthique soit une bonne fois sérieusement soumise à un interrogatoire. Depuis plus d'un demi-siècle, elle repose sur cet oreiller commode, disposé pour elle par Kant, l'« impératif catégorique de la raison pratique ». De nos jours, toutefois, cet impératif a pris le nom moins pompeux, mais plus insinuant et plus populaire, de « loi morale » : sous ce titre, après une légère inclinaison devant la raison et l'expérience, il se glisse en cachette dans la maison ; une fois là, il commande ; on n'en voit plus la fin ; il ne rend plus de comptes.

— Kant était l'inventeur de cette belle chose, il s'en était servi pour chasser d'autres erreurs plus grossières ; il s'y reposa donc : cela était juste et nécessaire. Mais d'être réduit à voir, sur cet oreiller qu'il a arrangé et qui depuis n'a cessé de s'élargir, se rouler à leur tour les ânes, cela est dur ; les ânes, je veux dire ces faiseurs d'abrégés que nous voyons tous les jours, avec cette tranquille assurance qui est le privilège des imbéciles, se figurer qu'ils ont fondé l'éthique, parce qu'ils ont fait appel à cette fameuse « loi morale » qui, dit-on, habite dans notre raison, et parce qu'après cela, avec leurs phrases embrouillées […] ils ont réussi à rendre inintelligible les relations morales les plus claires et les plus simples : durant tout ce travail, bien entendu, pas une fois ils ne se sont demandé sérieusement en réalité s'il y avait une telle « loi morale », une sorte de Code de l'éthique gravé dans notre tête, dans notre sein, ou dans notre cœur.
[…]
Mais des concepts purs a priori, des concepts qui ne contiennent rien, rien d’emprunté à l’expérience interne ou externe, voilà les points d’appui de la morale. Des coquilles sans noyau. Qu’on pèse bien le sens de ces mots : c’est la conscience humaine et à la fois le monde extérieur tout entier, avec tous les faits d’expérience, tous les faits y contenus, qu’on enlève de dessous nos pieds. Nous n’avons plus rien sur quoi poser. À quoi donc nous rattacher ? À une paire de concepts tout abstraits, et parfaitement vides, et qui planent comme nous dans l’air.

A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. Burdeau, LGF, 1991, pp. 37-38 & 58.

mardi 22 septembre 2009

Démocratie, guerre et totalitarisme


Paul Jamin, Le Brenn et sa part de butin (1893)

Pour qu'on ne confonde pas […] la constitution républicaine avec la constitution démocratique, il faut faire la remarque suivante. […] Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif ; le despotisme est le principe selon lequel l'État met à exécution de son propre chef les lois qu'il a lui-même faites […]. Des trois formes d'État, celle de la démocratie est, au sens propre du mot, nécessairement un despotisme parce qu'elle fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d'un seul, et, si besoin est, également contre lui […]. […] Frédéric II […] disait qu'il était simplement le serviteur suprême de l'État, alors que la forme démocratique rend la chose impossible puisque tous veulent y être le maître.

— I. Kant, Vers la Paix perpétuelle, GF, 1991, trad. J.-F. Poirier & F. Proust, pp. 86-87.


La démocratie a ceci de commun avec la guerre qu'une fois advenue, rien ne se comprend en dehors d'elle. Ce totalitarisme de la guerre, qui fait qu'il n'y a plus, essentiellement en tout cas, ni civil, ni crime, ni terrorisme, mais seulement la guerre, ce totalitarisme est le même que celui qui fait qu'il n'y a plus d'opinion, plus de liberté d'être ou ne pas être concerné, informé, compétent, probe ou vertueux en démocratie.

Les opinions s'incarnent : chaque pensée libre, chaque être dans sa vertu et ses vices ne sont jamais qu'un vote en puissance. Chacun se doit d'être digne de l'insigne responsabilité que cette constitution fait peser sur lui ; et qui n'en est pas digne, c'est-à-dire, dans les faits, la plupart, n'est pas tant un malheureux qu'un nuisible imbécile qui sera amené à faire reposer sa bêtise personnelle sur chaque citoyen par le biais du suffrage universel. Il n’y a plus de vices véniels, plus de droit à la faiblesse : il n'y a plus que l'éreintante nécessité d'être digne du pouvoir suprême, du pouvoir politique. Chaque médiocre est un ennemi, puisque la majorité imbécile déclare sans le savoir la guerre à tous les individus qui, échappant à l'entonnoir libéral, préfèrent se soumettre à des règles personnelles contraignantes pour s'arracher à l'état semi-animal qui est celui du citoyen ordinaire dans ce régime du caprice et de l'arasement de l'homme.

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