«Dangerous Donkey»

Quoique Kant soit bien trop alambiqué pour demeurer tendance à une époque ou l'ont préfère, pour apprendre à lire aux enfants, en passer par les d'ineptes bandessinées plutôt que par quelque auteur simple et classique, songez un peu au recours sans cesse réitéré, et confit de certitude, à l'idéologie incertaine des « droits de l'homme », avant de lire ces quelques lignes de Schopenhauer, minant les fondements de la morale kantienne : vous verrez en quoi elles frappent juste, dans le mille de l'actuelle tartufferie.

Prenons les choses de haut : il est certes grand temps que l'éthique soit une bonne fois sérieusement soumise à un interrogatoire. Depuis plus d'un demi-siècle, elle repose sur cet oreiller commode, disposé pour elle par Kant, l'« impératif catégorique de la raison pratique ». De nos jours, toutefois, cet impératif a pris le nom moins pompeux, mais plus insinuant et plus populaire, de « loi morale » : sous ce titre, après une légère inclinaison devant la raison et l'expérience, il se glisse en cachette dans la maison ; une fois là, il commande ; on n'en voit plus la fin ; il ne rend plus de comptes.

— Kant était l'inventeur de cette belle chose, il s'en était servi pour chasser d'autres erreurs plus grossières ; il s'y reposa donc : cela était juste et nécessaire. Mais d'être réduit à voir, sur cet oreiller qu'il a arrangé et qui depuis n'a cessé de s'élargir, se rouler à leur tour les ânes, cela est dur ; les ânes, je veux dire ces faiseurs d'abrégés que nous voyons tous les jours, avec cette tranquille assurance qui est le privilège des imbéciles, se figurer qu'ils ont fondé l'éthique, parce qu'ils ont fait appel à cette fameuse « loi morale » qui, dit-on, habite dans notre raison, et parce qu'après cela, avec leurs phrases embrouillées […] ils ont réussi à rendre inintelligible les relations morales les plus claires et les plus simples : durant tout ce travail, bien entendu, pas une fois ils ne se sont demandé sérieusement en réalité s'il y avait une telle « loi morale », une sorte de Code de l'éthique gravé dans notre tête, dans notre sein, ou dans notre cœur.
[…]
Mais des concepts purs a priori, des concepts qui ne contiennent rien, rien d’emprunté à l’expérience interne ou externe, voilà les points d’appui de la morale. Des coquilles sans noyau. Qu’on pèse bien le sens de ces mots : c’est la conscience humaine et à la fois le monde extérieur tout entier, avec tous les faits d’expérience, tous les faits y contenus, qu’on enlève de dessous nos pieds. Nous n’avons plus rien sur quoi poser. À quoi donc nous rattacher ? À une paire de concepts tout abstraits, et parfaitement vides, et qui planent comme nous dans l’air.

A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. Burdeau, LGF, 1991, pp. 37-38 & 58.