L’habit fait le moine

Un tel passage ne saurait aujourd’hui qu’être assimilé à une honteuse déchéance — pensez, juger sur les apparences ! Elles sont trompeuses… le délit de sale gueulefaut pas se fier aux apparences… et autres don’t juge a book by its cover. C’est qu’on y croit, à tout ça ; l’école, les curés laïcs, maman, papa, la bonne et moi, tous se sont ligués dans un effort collectif pour faire avaler l’antienne sucrée aux z’enfants-de-tous-les-âges-et-de-toutes-les-couleurs — surtout s’ils sont blancs, dans tous les sens du terme… mais nous y reviendrons.

Le prince changé en crapaud, c’est une belle histoire, au moins en ce que ça promet la métamorphose inverse. Loin de nous l’idée de vouloir balayer tout ça d’un revers de la main : chaque chose a une place, et ces maximes ont aussi la leur. On se trompe souvent lorsqu’on croit voir partout affirmées des évidences. On dit qu’il s’agit de ne pas oublier certaines vérités fondamentales, auxquelles chacun adhère sans même y penser. C’est confondre aujourd’hui et hier, les conséquences et les causes.

Pourquoi l’habit ne fait pas le moine ? Si cela était si clair, qui aurait pris la peine de forger ces maximes, de les répéter, et des les transmettre ? Elles n’ont de sens que si on commence par accepter que c’est dans la nature des choses et des êtres de fonctionner à l’inverse ; même l’homme d’aujourd’hui le sait au fond de lui, placé dans des circonstances où les tripes parlent plutôt que l’encéphale. Ces évidences-ci luttent contre d'autres, qui s'opposent à elles, et qu'on a oubliées.

Que les femmes violées ont souvent peur des hommes… Que les enfants rackettés ont peur de ceux qui ressemblent à leurs bourreaux… Que les parents laissent leur progéniture à la jeune fille propre sur elle pour aller au cinéma, qui ressemble plus à l’idée qu’on se fait de la garde d’enfants idéale que Manuel, le caporal sauvagement tatoué du 2° régiment étranger parachutiste

Ces généralités pourront paraître artificielles, spécieuses, odieuses, mais une chose n’en demeure pas moins vraie : elles disent quelque chose de l'homme. Chat échaudé craint l’eau froide, si l’on veut. On pourra bien parler, des sanglots dans la voix, de cette peur qui ronge les cœurs, et qui exclut l’autre dans sa différence, ce genre de laïus étant décidément fort à la mode. Mais ce sont des foutaises. Les apparences commencent toujours par nous guider, sans toujours, d'ailleurs, nous égarer.

Toutes ces réactions peuvent bien choquer les prosélytes d'un existentialisme dévoyé, pour autant, elles sont humaines, et pleines de bon sens pratique. Que les femmes violées aient une méfiance instinctive à l'égard des hommes qui ne l'ont pas encore violée, c'est signe qu'elles ne sont pas encore folles, et le fait que ce comportement soit discriminant n'a d'importance que si on scrute ces problèmes concrets du haut d'un édifice tout abstrait, tout moral. C'est ce que font, en effet, tous les tenants d'une égalité abstraite dans lequel chaque individu, voire chaque acte serait séparé du contexte dans lequel il est perçu : là est leur erreur la plus pernicieuse, c'est à elle que nous finirons par nous attaquer.


Discours policé et discours pondéré

Certaines circonstances particulières nous amènent à préférer ce que nous savons, ce que nous croyons savoir au fond de nous, à tous les discours factices qu’il fait bon tenir en société pour se faire bien voir. Les situations de danger en sont une, à l’évidence. Plus généralement, une certaine vision statistique du réel permet de mettre au jour cette rupture. Pas une simple statistique empirique, du type : « j’ai peu de chances de gagner au Loto, donc je ne joue pas », car précisément, de fait, on joue au Loto, et cela il faut bien l’expliquer — pour peu que l’exemple soit pris de façon métaphorique.

Le fond de ce mécanisme mental qui nous fait préférer une certaine franchise pressante à l’hypocrisie valorisée, est plutôt à chercher du côté de la notion d’espérance mathématique. Il s’agit d’introduire une pondération dans le régime statistique, qui permette d’expliquer qu’on préfère avoir une chance sur un million de devenir immensément riche, quitte à être certain, dans tous les cas, de perdre la petite somme que représente l’achat d’un billet de Loto, plutôt que d’être absolument certain de ne rien avoir. On dit alors : « J’ai peu de chances de gagner un million, je suis sûr de payer le ticket, mais tout bien réfléchi, je préfère tenter ma chance. »

La peur pondère fort bien notre vision statistique du monde, c’est ainsi. Tout ce qui a de l’importance pèse sur nos évaluations statistiques : la vie, la souffrance, l’avenir de nos enfants, ou à peu près tout ce qu’on voudra, car bien sûr, ces principes changent d’une population à l’autre, d’un individu à l’autre : nous ne parlerons pas de ce moment où l’on doit déterminer ce qu’on désire, dans l’absolu — i.e. toute considération statistique mise à part—, que chacun se pose la question.

  • Exempli gratia. Le couple bourgeois de gauche qui aime à penser qu’on doit laisser sa chance à l’autre dans l’absolu de leur raison sentimentale — zéro enjeu — en vient à laisser ses enfants en garde à une jeune fille qui pourrait être la leur, blanche, souriante, bien élevée, saine, plutôt qu’à ce Manuel dont on imagine qu’il a peut être déjà tué à mains nues des enfants de cet âge — c’est qu’ici, l’enjeu est d’importance.

C’est donc sur l’apparence que nous nous appuyons pour juger lorsque des données plus complètes nous manquent, et cela d’autant plus qu’il y a de l’enjeu à bien juger, doublée d’une urgence. Nous pouvons désormais répondre à la première question posée à la fin de la partie précédente : selon quel principe varient le temps et l'attention à accorder à l’élaboration de chaque généralité ?


Réconcilier méthode et généralités

Le temps et l’attention à accorder à un cas nouveau, sur lequel nous devons juger, afin de le réduire ou non à la règle générale varient en fonction de l’enjeu subjectif — combinaison de statistique personnelle et de principes pondérés. On réfléchit peu pour savoir si oui ou non, on doit jouer au Loto, sachant qu’en général on ne gagne pas — on ne risque quoi qu’il en soit pas la ruine ; c’est plus difficile si l’on doit confier son enfant à quelqu’un pendant une soirée, sachant qu’on y tient et que le risque, s’il est statistiquement mineur, est potentiellement horrible : mauvais traitements, meurtre, viol, enlèvement.

De là, nous pouvons articuler clairement deux principes que l’on pouvait croire à première vue incompatibles : la rigueur désirable d’une analyse minutieuse, visant à pénétrer l’essence de tous les cas qui se présentent à nous — ce que nous appellerons le modèle méthodologique cartésien, voir partie précédente — et ce mécanisme plus pascalien de pari : le pari de Pascal fonctionnant précisément selon le principe de l’espérance mathématique.


« Pesons le gain et la perte, en prenant choix que Dieu est. Estimons ces deux cas  : si vous gagnez, vous gagnez tout  ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. »
— B. Pascal , Pensées, éd. Brunschvicg, 233.


Dans les cas vraiment cruciaux, où l’enjeu est vital, on prend pour juger tout le temps dont on a besoin. Le problème est alors celui de l’urgence morale — dont la question de l’espérance de vie n’est qu’un cas particulier — on n’a pas toujours tout le temps dont aurait besoin pour bien juger. Autrement dit, même dans ce cas, on peut passer au régime statistique, en passer par des généralités basées au moins en partie sur l’apparence, parce qu’on n’a pas le temps de creuser jusqu’à la vérité cachée, essentielle du cas qui se présente.

  • Exempli gratia. Ainsi, si l’on pense que tout le monde ne mérite pas de vivre en traversant le pont d’Avignon et qu’on aperçoit en contrebas quelqu’un qui se noie, il n’est plus temps d’enquêter sur la moralité de cette personne afin de savoir si l’on doit ou non la laisser noyer. On prend un pari : on plonge, on ne plonge pas, on fait autre chose, en tout cas, on n’aura pas le temps d’être sûr avant qu’il soit noyé. Pragmatiquement, on choisit l'apparence, ce qui, au fond, ne nie pas l'idéal méthodologique, mais le suspend.

Et puis, il y a les autres cas, moins cruciaux, et de proche en proche, on en vient à ce dont on se fout : des cas ou la statistique ou la pondération sont telles que l’enjeu est nul : savoir s’il reste du gaz dans mon briquet quand je sors de chez moi (enjeu proche de zéro), ou s’il ne va pas exploser et me castrer pendant qu’il se ballade dans la poche de mon jeans (statistiquement presque impossible, même si l’on tient très fort à ses couilles).

Résumons-nous donc :

  • a. Les généralités sont possibles car nous ne vivons pas dans un monde purement logique.
  • b. Elles sont aussi nécessaires, car nous n’avons pas le temps à toujours sacrifier à une méthode nominaliste exigeante, qui examine chaque objet au cas par cas : nous sommes mortels et les objets du monde sont en quantité indéfinie, et plus généralement nous sommes parfois confrontés à une situation d’urgence morale — penser ne suffit plus, il faut agir.
  • c. Le choix du moment où l’on passe du stade de l’examen particulier à celui de l’assignation de ce cas à une règle générale s’appuie sur une analogie mathématique : le concept d’espérance, qui combine principe statistique — car notre monde n’est pas logique, ce n’est pas tout ou rien — et pondération — car nous n’attachons pas la même importance à toutes les possibilités.
  • d. Reste alors à poser la question de la rigueur intellectuelle du sujet, qui peut s’obstiner à bien juger, ou chercher la facilité des idées toutes faites. Il s’agit en un mot de sa probité. Mais aussi grande qu’elle soit, il faut bien fonctionner, bien souvent, sur le mode du général incertain plutôt que sur celui du particulier méthodique.
  • e. Dans tous les cas, lorsqu’on passe au régime de l’espérance, on n’est, par définition, pas en mesure de juger en totale connaissance de cause, aussi l’on se base sur ce qu’on a vu pendant la première phase : c'est-à-dire sur l’apparence.
  • f. Mais attention ! Cette apparence n’est pas monolithique : il faut oublier la vision simpliste qui oppose apparence et essence, comme on a oublié celle qui opposait méthodologie et généralité. On creuse, selon ce schéma rationnel, l’apparence jusqu’au point où, tout pris en compte (espérance, urgence morale, probité personnelle), on décide de s’y tenir. D’ailleurs, pour fonctionner, cette théorie n’a pas besoin de supposer une essence dernière : simplement que la première apparence peut être dépassée par une autre, qui est plus juste, et celle-ci par encore une autre, etc.

Nous reviendrons sur ce dernier point prochainement.




À suivre : Généralités IV : jugements « prima facie ».