Drieu la Rochelle, Le dépucelage de Gille
Par Constant le vendredi 11 septembre 2009, 16:47 - Extrait - Lien permanent
En tout cas, ma ruine avait commencé avec ma puberté. Tout à coup des images s'étaient imprimées violemment dans mon cerveau. Mon corps resta intact, c'était une flamme droite, je ne portai jamais la main sur moi, car ce n'était pas le plaisir que je désirais mais la forme des femmes. Mais de bonne heure mon esprit commença de fléchir sous le poids de ces images. Il ne pouvait plus ni les mouvoir ni les chasser : des tableaux vivants tournaient en nature morte. Mon sang inemployé nourrissait un rêve de plus en plus lourd, de plus en plus monotone, qui barrait la route à la souple réalité.
Pourtant j'avais des sursauts d"inquiétude et de révolte. Un jour je n'y tins plus ; il fallait qu'à l'instant même une forme se rendît sensible sous mes doigts.
Je sortis de chez moi, mais ce réveil brutal était lourd de mon sommeil, lourd de mes songes. Je me jetai sur n'importe quoi.
Pourtant, au moment où j'entrai dans la chambre de cette grosse garce, je sus très bien aussi que je cessais d'être fier et qu'avant ce temps qui ne finissait pas de somnolence, il y avait eu des heures de pure sensualité, de vivante divination quand chacune de mes fibres perçait le monde avec une force de racine, auxquelles je renonçais définitivement.
Tandis que je me déculottais, j'étais irrité qu'une personne grossière eût le spectacle de ma déchéance. Le pli de ma bouche lui faisait sentir sans doute qui j'étais et que j'allais faire litière sur son ventre d'un orgueil dont je ne me fais même plus l'idée, aujourd'hui. Néanmoins je me disais qu'une telle grosse femelle était bien assez bonne pour moi, pauvre, réduit par la faim : il me semblait que les femmes plus minces, c'eût été trop délicat.
J'avertis cette goton que j'étais vierge ; aussitôt elle me montra des sentiments du dimanche. Son respect trivial me rappela les façons de ces familles du peuple qui mènent au café leur fille le jour de sa première communion.
Mais la nature fit bon compte de ma rage et de mon envie de rire. Je perdais pied de plus en plus dans un trouble qui m'était inconnu, car les délices nocturnes où avaient échoué souvent mes rêves, j'avais toujours cru que c'étaient les transports de mon âme.
Et à peine est-ce que je fus nu dans les bras de la femme que cela devint délicieusement intolérable, que cela se résolut dans une faiblesse terrible.
Mais tout de suite après, apparut une peine écrasante. je pleurai en remettant mes vêtements, je ne regardai plus une fois cette femme qui, honteuse, ses gros seins blancs oppressant sa poitrine, hâta ma fuite.
En rentrant chez moi, j'évitai le baiser de ma mère pour qu'elle ignorât un triste parfum. Je n'y revins pas de six mois.
[…]
Les enfants sont comme les barbares : en sautant toutes les dégradations, ils sont capables d'aller d'un trait au plus bas et de s'en repaître avec leurs belles dents. Je fus traversé d'un désir fulgurant pour la laideur.
[…]
Je me sentis écrasé par mon immonde destinée. Je fis un signe à la première venue : une petite blonde maigrelette, à peine aperçue. Elle avait des cheveux de mousse qui sentaient le champagne bon marché, des jarrets fragiles.
Elle m'accorda quelques caresses sommaires qui rayonnèrent comme des prodiges. Puis ce fut la même brisure que la première fois, mais je la dissimulais avec un soin rageur.
Comme c'est long de se rhabiller.
Pierre Drieu la Rochelle, L'Homme couvert de femmes, Gallimard, « L'Imaginaire», 1925 pour la première éd., pp. 97–100.
Commentaires
J'ai réellement aimé dévorer les choses que tu rédiges sur ce blog. J'espère que tes articles suivants soient à la hauteur. :D
Bonne continuation, et à très vite !