C. : Deux injustices ne font pas une justice, je persiste.

F. : Quand on est assis sur un tas d'os, il faut pas s'étonner si un jour on se prend des coups dans la gueule.

C., soudain dépassé : Vraiment… tu penses vraiment que ce serait juste que ces jeunes qui n'ont rien fait payent pour leurs lointains ancêtres ? En tant que personne de gauche, attachée à la justice, tu dis que c'est normal que la justice collective ignore la responsabilité individuelle ?

F. : Ils ont rien, ils ont rien fait… il faut être conscient de la situation. Pourquoi ils ont tout, d'où leur vient toute cette richesse, tout ce pouvoir ? Leurs parents les ont volés ! Les matières premières, le fait qu'ils les traitaient comme des animaux, c'est pas vrai peut-être ?

C. : Si, sans doute. Mais eux ils héritent de ce que leur donnent leurs parents. Tu es chrétien maintenant ? Tu penses que la conscience personnelle doit remplacer les décisions politiques ? Si l'égalité de droit ne se traduit pas dans les faits, et bien, on redistribue. C'est la solution sociale, politique. Un vieux de truc de gauche, tu sais, quand ça existait encore, la gauche.

F. : C'est ce que je dis depuis tout à l'heure !

C. : Non, ta vision est raciale. Tu veux que les blancs payent pour les noirs, parce qu'ils ont beaucoup souffert.

F., vraiment excédé : Traite-moi de raciste, c'est ça !


F. éructe et s'éloigne de quelques pas pour s'en fumer une à l'écart. La jeune fille le prend à part et lui bredouille quelques paroles apaisantes. Quelques minutes se passent.

F. : Tu fais semblant de pas comprendre. Tu voudrais que je parle comme un universitaire, que les mots soient exactement les bons, on est bourrés, on discute comme ça.

C., conciliant : Non, pas du tout, je ne te demande pas ça, moi non plus je ne parle pas comme un universitaire. Je voudrais juste te comprendre. Tu dis que les blancs actuels doivent payer pour les crimes de leurs parents, pour moi c'est une injustice. Tu dis qu'il faut que les noirs reprennent ce qui leur appartient, des mains des blancs, par la violence au besoin, que c'est juste. Pour moi, c'est du racisme.

F., profondément vexé : D'accord, si tu veux je suis raciste. Je te dis que c'est un problème de conscience ; les blancs là-bas, ils font quoi en Afrique ? Ils se sont posé la question, non ? [soudain bouffon] Oh bein… Je suis blanc, tout le monde est noir ici, c'est bizarre non ?


Le chœur acquiesce, triomphant.

C., presque choqué : Mais… tu ne peux pas dire ça. Qu'est-ce que tu dirais si on tenait le même discours en Europe ? À Barbès, à Chapelle, tu as vu beaucoup de blancs ? [clameur de mécontentement] Qu'est-ce qu'ils font là, ils ne savent pas que l'Europe est un continent blanc, ils n'en ont pas pris conscience ? [le ton monte pour couvrir les lazzi] Il faut qu'ils en prennent conscience, là aussi c'est leur devoir. Il faut rendre aux Français ce qui leur appartient…

F., ulcéré : Arrête, arrête ! Ça n'a rien à voir ! On est pas envahi, on a été esclaves de personne ! L'esclavage, la colonisation, l'apartheid, ça existe non ? Donc maintenant il faut qu'on paye.

C., désespéré : On ne peut pas être pour la justice et dire ça. Parce que c'est de la bêtise pure. Mes parents n'ont rien, ils ne m'ont rien légué. Moi je ne suis responsable de rien, même pas de l'exploitation d'un français, sur des générations, il n'y a pas eu un patron, pas un esclavagiste, pas un colon dans ma famille aussi loin que je remonte. Et je devrais supporter ce mal qu'est la destruction de ma nation, de ma culture, parce que c'est la correction historique, la justice collective ? F., tu sais, une bonne idée de gauche pour toi : la culture, le bien commun, la patrie, c'est la seule chose dans une société à laquelle tout le monde a droit, et que les riches ne peuvent jamais tout à fait enlever aux pauvres. Tu veux remplacer une colonisation par une autre ici, et là-bas remplacer les élites blanches profiteuses par des élites noires profiteuses. Ce n'est pas de gauche et ce n'est pas de la justice. C'est de la bêtise, c'est du racisme.

F., dégoûté : Oui, c'est ça, c'est bien, pense ce que tu veux…


Le chœur soutient son héraut sur le mode du « ça n'en vaut pas la peine, il ne vaut même pas qu'on fasse l'effort de le dessiller ».

C. : Tu parles des blancs, des noirs, non seulement comme entité indifférenciée, mais même à travers l'Histoire ! Comme si les Néerlandais ne s'étaient pas fait virer par les Anglais là-bas, pendant la guerre des Boers ; comme si avant la colonisation, il n'y avait pas eu là-bas sans doute tout un paquet de tribus africaines qui se faisaient la guerre. Comme si les Africains, noirs ou Arabes, ne s'étaient pas entretués, et même réduits entre eux en esclavage ! C'est n'importe quoi. On me traite de raciste, je veux bien l'être, j'accepte le qualificatif. Mais ce discours, ton discours et celui de tous les Français qui ont honte de ce qu'ils sont, de « l'histoire odieuse de France », il est objectivement raciste, complètement raciste, et encore carrément hypocrite sur sa nature.


La discussion s'est à peu près achevée là. Finalement, la soirée s'est terminée dans un bar d'hôtel dont nous sommes des habitués, où avait lieu un bingo sur les coups de deux ou trois heures, pour la rupture du ramadan des cuistots du quartier, qui débauchent à cette heure. Où la vraie tolérance va se nicher…